Mon avis : Cadavre exquis – Agustina Bazterrica
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Margot Nguyen Béraud
Éditions Flammarion
Mon avis sur Insta c'est ici
Quatrième de couverture :
Un virus a fait disparaître la quasi-totalité des animaux de la surface de la Terre. Pour pallier la pénurie de viande, des scientifiques ont créé une nouvelle race, à partir de génomes humains, qui servira de bétail pour la consommation.
Ce roman est l'histoire d’un homme qui travaille dans un abattoir et ressent un beau jour un trouble pour une femelle de "première génération". Or, tout contact inapproprié avec ce qui est considéré comme un animal d'élevage est passible de la peine de mort. À l'insu de tous, il va peu à peu la traiter comme un être humain.
Le tour de force d’Agustina Bazterrica est de nous faire accepter ce postulat de départ en nous précipitant dans un suspense insoutenable. Roman d'une brûlante actualité, tout à la fois allégorique et réaliste, Cadavre exquis utilise tous les ressorts de la fiction pour venir bouleverser notre conception des relations humaines et animales.
Agustina Bazterrica est née à Buenos Aires en 1974. Cadavre exquis, son premier roman, a remporté le prestigieux prix Clarin en 2017.
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Mon avis :
Et si l'horreur des abattoirs nous était contée en substituant des humains aux animaux !? Car des animaux, il n'y en a plus dans ce futur indéterminé mais les humains ne veulent pas renoncer à la viande. Alors des humains sont élevés et génétiquement modifiés pour être des animaux comestibles. Mais ont-ils une conscience animale ? Ou humaine ?? L'humanité pratique désormais le cannibalisme. Mais c'est un mot interdit. Il y a des mots convenables, hygiéniques, légaux, et ceux qu'il est interdit de prononcer sous peine de finir en steak. Voilà ce qu'est devenu le monde suite à la Grande Guerre Bactériologique qui a rendu les animaux impropres à la consommation et mené à leur extermination. D'ailleurs, dans ce monde affreux, est-ce qu'on ne mange que de la viande élevée pour ça ? Ou bien en mange-t-on parfois qui avait un nom et un prénom ?
Il n'y a pas que la viande, il y a aussi la peau, le cuir, que monsieur Urami détaille et j'ai trouvé ça presque plus glaçant que l'abattoir. Sans doute parce qu'il y a des antécédents dans l'histoire du XXe siècle, où de la peau humaine à servi à fabriquer des objets.
On est, avec cette histoire, instantanément dans un monde terrifiant. Que dis-je terrifiant !? Ce monde est absolument cauchemardesque !!!
Le fait que ce soient des humains qui sont débités en morceaux alimentaires dans les abattoirs met en évidence l'ignominie que cela représente, l'irrecevabilité de ce qu'on fait, pourtant on le fait, à très grande échelle, sur des êtres sentients.
Marcos Tejo occupe un poste à responsabilités à l'abattoir, avec une sorte de résignation et du dégoût car beaucoup de questions le taraudent. Dans cette société abjecte et hypocrite, les "humains" de boucheries sont appelés des "têtes", car personne ne voudrait manger ses semblables... non, non ! Donc on leur donne une appellation spécifique. Certains achètent des têtes pour chez eux, d'autres, chasseurs depuis toujours, n'ont pas renoncé à leur "distraction", il leur en faut pour faire des lâchers, et mettre des beaux trophées aux murs. Tout ce que notre époque fait de dégueulasse aux animaux, ce futur le fait à des humains déshumanisés destinés à l'abattage.
Et puis ce monde sans animaux est triste à mourir. Plus de chiens qui aboient, plus de crottes sur les trottoirs, plus d'animaux sauvages dans le zoo désaffecté. le monde tel qu'il était depuis des millénaires n'existe plus. Un triste monde sans animaux, sans chiens, sans chats à nos côtés.
Par moments l'autrice pousse le bouchon très très loin, il me semble, et pourtant je n'ai pas pu m'empêcher de me demander si c'était vraiment délirant d'imaginer ce qu'elle nous raconte. Car je pense que certains sont capables de démesure, que l'argent peut monter à la tête et laisser croire à ceux qui en ont trop que tout leur est permis. Des "maîtres du monde" qui disent et font n'importe quoi et nous amènent au bord du vide.
Ce roman m'en a évoqué deux autres sur ce thème, que j'avais beaucoup aimés aussi : Défaite des maîtres et possesseurs de Vincent Message, et Macha ou le IVe reich de Jaroslav Melnik, qui avaient la même puissance horrifique et m'avaient donné un terrible sentiment d'extrême vulnérabilité face à la férocité de mes semblables ou au fait d'être devenus des proies. J'ai trouvé l'angle choisi par Agustina Bazterrica vraiment très malin. C'est un gros coup de cœur pour moi même s'il m'a fait dresser les cheveux sur la tête. Un livre impossible à lâcher, jusqu'à la fin. J'aurais aimé qu'il dure beaucoup plus longtemps. Pourquoi ? Parce qu'en le lisant j'ai eu vraiment le sentiment que notre monde est encore beau, pour le moment, je me suis rendu compte de tout ce qu'on a à perdre et je l'ai trouvé encore plus beau. Hélas de moins en moins, et surtout, pas pour les animaux en général.
Citations :
Page 15 : Il se réveille le corps couvert de sueur car il sait que demain encore il devra abattre des humains.
Personne ne les appelle comme ça, pense-t-il, en s’allumant une cigarette. Lui non plus ne les appelle pas comme ça quand il explique le cycle de la viande à un nouvel employé. On pourrait l’arrêter à ce seul motif, et même l’envoyer aux Abattoirs Municipaux pour se faire transformer. « Assassiner » serait le mot exact, mais ce mot-là n’est pas autorisé.
Page 48 : Avant, ses chiens se précipitaient sur les voitures en aboyant. L’absence des animaux a fait place à un silence oppressant, mutique.
Page 76 : Il n’appelle jamais les vieux « papi » ou « mamie ».
Tous ne sont pas, ni ne seront, des grands-parents. Ce sont juste des vieux, des gens qui ont vécu longtemps, et dont ce sera, peut-être, la seule victoire.
Page 108 : Lui, il se demande toujours ce que ça doit faire de passer ses journées à mettre des cœurs humains dans des caisses. À quoi peuvent bien penser ces ouvriers ? Ont-ils conscience que ce qu’ils tiennent dans leurs mains étaient jusqu’à présent en train de battre ? Cela leur fait-il quelque chose ? Puis il pense que lui aussi passe ses journées à superviser un groupe de gens qui, sous ses ordres, égorgent, éviscèrent et découpent des femmes et des hommes sans y voir le moindre problème.