Mon avis : Les enfants endormis – Anthony Passeron
Éditions Globe
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Quatrième de couverture :
Quarante ans après la mort de son oncle Désiré, Anthony Passeron décide d'interroger le passé familial. Évoquant l'ascension de ses grands-parents devenus bouchers pendant les Trente Glorieuses, puis le fossé grandissant apparu entre eux et la génération de leurs enfants, il croise deux histoires : celle de l'apparition du sida dans une famille de l'arrière-pays niçois - la sienne - et celle de la lutte contre la maladie dans les hôpitaux français et américains.
Dans ce roman de filiation, mêlant enquête sociologique et histoire intime, il évoque la solitude des familles à une époque où la méconnaissance du virus était totale, le déni écrasant, et la condition du malade celle d'un paria.
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Mon avis :
Waouhhh quelle écriture ! C'est beau, précis, brut. C'est ce que j'ai pensé dès le prologue où l'auteur parle de ces photos où on voyait des morts encore vivants, des vieux encore jeunes. C'est ça, c'est exactement ce que je n'aurais pas su dire mais qui m'a tellement parlé !
Anthony Passeron nous raconte sa famille, depuis la rencontre de ses grands-parents en passant par l'arrivée du sida dans le début des années 80, qui a laissé deux médecins seuls face à un mystère pendant que d'autres les raillaient de s'intéresser à cette maladie qui concernait si peu de gens. de très nombreux médecins pensaient que l'époque des grandes épidémies était révolue. Comme quoi il faut toujours rester humble face à la nature.
Pourtant, l'arrivée de ce fléau, qui sera appelé le syndrome gay, a fait une véritable hécatombe sans qu'on comprenne d'où ça venait ni ce qui nous arrivait. Hélas, ça a été l'occasion pour beaucoup d'abrutis de se défouler sur les homosexuels, rendus responsables de cette épidémie… puis les drogués. Finalement, les porteurs de cette maladie sont devenus les pestiférés du XXÉME siècle, car tout le monde en avait peur. Donc on le taisait quand soi ou un proche l'avait.
L'auteur refait le chemin à l'envers pour tenter de comprendre l'histoire familiale de cette lignée de bouchers et celle de Désiré, son oncle et le fils préféré de ses grands-parents, devenu toxicomane et contaminé par le VIH. En parallèle il nous fait l'historique du sida et certains comportements du monde médical prêterait presque à sourire si ce n'était pas si tragique.
L'alternance entre l'histoire du virus et la vie de Désiré donne l'impression qu'ils marchaient main dans la main mais que lui ne le savait pas encore.
Tout est passionnant dans ce livre. La force du déni dans la famille et la lutte d'ego de certains scientifiques mais aussi la recherche, les espoirs et les nombreux échecs. Sans oublier la solitude et le rejet des malades. C'est une plongée au coeur du tsunami qu'a été l'arrivée du sida, qui a tué tant de jeunes et nous a coulé les pieds dans le béton alors qu'à 20 ans on veut juste bouffer la vie à pleines dents.
Cette histoire d'une famille dévastée par la maladie, doublée d'un compte rendu très détaillé de l'apparition du sida et le la recherche médicale qui s'en est suivie est extrêmement bien faite, hyper documentée. Ce livre devrait être lu par tout le monde car il y a tellement d'ignorance sur les modes de contamination, sur la dangerosité, comme si, avec le temps on s'était endormis, oubliant la terreur que ce virus a inspiré à tout le monde à l'époque.
C'est en même temps très triste, le destin de ceux qui se sont fait avoir, qui jouaient à la roulette russe sans le savoir. Les dommages collatéraux ont été terribles.
C'est brillant, didactique, émouvant et intelligent. L'alternance entre l'intime et la recherche scientifique nous ouvre les yeux et peut-être apporte-t-elle un peu de ce qui a manqué aux premières victimes du sida : compassion et empathie.
Et chapeau bas aux chercheurs pour leur opiniâtreté à toute épreuve et dont le credo pourrait être "il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer."
Citations :
Page 9 : Mon oncle était mort quelques années après ma naissance. Javais découvert des images de lui dans une boite à chaussures où mes parents gardaient des photos et des bobines de films en super-8. On y voyait des morts encore vivants, des chiens, des vieux encore jeunes, des vacances à la mer ou à la montagne, encore des chiens, toujours des chiens, et des réunions de famille.
Page 28 : Ainsi, Émile était devenu boucher. Sa vie était inscrite dans la continuité des siens, dans la mémoire des lieux. On lui avait légué un nom et un statut, plus encore qu’un métier.
Page 52 : Selon de très nombreux médecins, le temps des grandes épidémies est révolu, et peu se portent volontaires pour l’exploration de ce continent incertain.
Page 120 : Le chef du service de virologie avait refusé d’analyser les prélèvements sanguins de ses premiers patients susceptibles d’être infectés. Il arguait fièrement ne pas travailler « pour les pédés et les drogués ».
Page 136 : L’héroïne leur avait tout volé, l’appétit, le sommeil, les étreintes. Elle les avait renvoyés chacun vers un plaisir intérieur, inaccessible. La vie n’était plus qu’une course vaine, perpétuelle, contre les effets du manque, une course perdue d’avance.
Page 163 : À quoi bon soigner des gens qui passaient leur temps à se détruire ?
Page 167 : Un micro-organisme, surgi d’on ne sait où, réussissait à enrayer une longue histoire d’ascension sociale, une lutte pour devenir quelqu’un de respecté.
Page 220 : La situation exigeait d’espérer dans un univers sans espoir, de prévoir dans un monde sans avenir, de se battre dans un monde sans victoire. C’était à cela qu’on était désormais condamné : agir en vain.
Page 252 : Le virus était allé au bout de sa logique absurde. Contredisant ceux qui aimaient à le décrire comme un être malin. Il avait détruit son hôte, terrassé son système immunitaire. Il avait lui-même scié les piliers d’un refuge qui allait désormais s’effondrer sur lui.