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coup de coeur

Mon avis : Zouleikha ouvre les yeux – Gouzel Iakhina

Publié le par Fanfan Do

Traduit du russe par Maud Mabillard

 

Éditions Noir sur Blanc

 

Mon avis sur Insta c'est ici

 

Quatrième de couverture :

« Yeux verts, c’est ainsi que l’appelait son père, quand elle était petite. Il y a longtemps. Zouleikha avait oublié de quelle couleur sont ses yeux. »

 

Nous sommes au Tatarstan, au cœur de la Russie, dans les années 30. A quinze ans, Zouleikha a été mariée à un homme bien plus âgé qu'elle. Ils ont eu quatre filles mais toutes sont mortes en bas âge. Pour son mari et sa belle-mère presque centenaire, très autoritaire, Zouleikha n'est bonne qu'à travailler. Un nouveau malheur arrive : pendant la dékoulakisation menée par Staline, le mari se fait assassiner et sa famille est expropriée. Zouleikha est déportée en Sibérie, qu'elle atteindra après un voyage en train de plusieurs mois. En chemin, elle découvre qu'elle est enceinte. Avec ses compagnons d'exil, paysans et intellectuels, chrétiens, musulmans ou athées, elle participe à l'établissement d'une colonie sur la rivière Angara, loin de toute civilisation : c'est là qu'elle donnera naissance à son fils et trouvera l'amour. Mais son éducation et ses valeurs musulmanes l'empêcheront longtemps de reconnaître cet amour, et de commencer une nouvelle vie.

"Ce roman nous va droit au cœur." Lioudmilla Oulitskaïa
"Une grande langue russe, accueillante aux misères de l'homme, et faisant germer son espoir..." Georges Nivat

Gouzel Iakhina est née en 1977 à Kazan, au Tartastan (Russie). Elle a étudié l'anglais et l'allemand à l'université de Kazan, puis a suivi une formation de scénariste dans une école de cinéma à Moscou. Son premier roman, Zouleikha ouvre les yeux, est immédiatement devenu un best-seller en Russie à sa parution en 2015 et a reçu de grands prix littéraires. Traduit dans plus de vingt langues, ce superbe portrait de femme a déjà touché des dizaines de milliers de lecteurs.

Préface de Loudmila Oulitskaïa
Postface de Georges Nivat

 


Mon avis :
Années 1930 dans le Tatarstan.
Zouleikha, mariée à quinze ans, en réalité vendue à Mourtaza de 30 ans son aîné, subit jour après jour une forme d'esclavage domestique auprès de son mari et de sa belle-mère, méprisante et haineuse, qu'elle surnomme secrètement la goule et qu'on pourrait appeler en langage trivial une vieille saloperie tant elle est retorse. Chaque jour Zouleikha, bien que musulmane, accomplit des petits rituels païens qu'elle tient de sa mère, faits d'offrandes afin d'obtenir la protection des esprits, celui de la lisière, du foyer où du cimetière. Il faut croire que ça fonctionne car elle considère qu'elle a un bon mari qui ne l'a bat pas trop. Pourtant c'est pour elle une vie sans joie, entre un époux qui la méprise et abuse d'elle quand bon lui semble, et une belle-mère qui la persécute. Et puis, malheur aux femmes qui n'enfantent que des filles. Douce Zouleikha, qui, à trente ans donne l'impression d'en avoir toujours quinze tant elle est frêle et petite, mais aussi ignorante car maintenue sous tutelle. Elle a enterré ses quatre filles, à peine nées et déjà mortes. Zouleikha a bien compris que la mort gagne toujours à la fin.

Un jour les soldats rouges arrivent, tuent Mourtaza et emportent Zouleikha ainsi qu'un grand nombre de paysans en déportation. C'est la dékoulakisation, les koulaks étant considérés comme des exploiteurs par le pouvoir. Des paysans riches et plus encore des paysans pauvres, mais aussi des artistes et des scientifiques, furent déportés ou exécutés pendant la dictature de Staline. Zouleikha et tous ces déplacés avec elle, endurèrent un périple de six mois en train à travers la Russie. le froid, la faim, la mort, ne sachant pas où on les emmenait. Leur point de chute : un coin reculé de Sibérie où il n'y a rien, dans les tréfonds de la taïga, aux confins du monde, où les hivers sont abominables.

Une multitude de personnages peuplent ce roman, quelques-uns autour de Zouleikha sont réellement étonnants, voire attachants. le professeur Wolf Karlovitch, baroque et évaporé, et néanmoins extrêmement compétent dans son domaine. Isabella, étrange bourgeoise qui prend les choses avec détachement et parsème ses prises de parole de français. Gorelov, gardien des koulaks, malsain, lâche et sournois. Ignatov, sergent de l'armée rouge et commandant de ce convoi, qui ne se comprend plus lui-même.

C'est une histoire cruelle et flamboyante, celle d'un crime contre l'humanité perpétré par le régime soviétique, avec des moments de grâce, notamment à travers Zouleikha qui n'est qu'abnégation et douceur, tellement soumise, imprégnée de sa religion et tenue dans l'ignorance, et qui va s'ouvrir à la vie. Femme-enfant, ballottée comme un bouchon dans le courant de l'histoire, face à son destin qui prendra un tournant inattendu. La mort de son époux et cette déportation seront pour elle une délivrance. Cette étrange horde de relégués témoigne de l'incroyable capacité de survie de tout être vivant, de l'attachement à la vie, quelles qu'en soient les conditions. C'est aussi l'histoire d'une mère, désespérément fusionnelle et protectrice envers son enfant, le seul que son Dieu a oublié d'emporter dans la tombe, qui craint tellement qu'il se ravise.

Un souffle épique étreint l'histoire de Zouleikha et tous ses compagnons d'exil. le contexte historique très instructif est passionnant. Hormis la mort, la plus puissante des douleurs qu'on ressent à travers ces lignes, c'est la faim, qui consume chacun jusqu'à l'anéantissement des corps et des esprits. Homo homini lupus ? Non, seuls les hommes font des choses pareilles.
Un roman éprouvant et cependant lumineux, teinté de poésie, de descriptions totalement immersives qui nous font cheminer tout contre les dékoulakisés dans leur bannissement. Je l'ai infiniment aimé.

 

Citations :

Page 23 : La forêt claire se termine, faisant place à l’ourmane, la forêt épaisse, hérissée de broussailles et de bois mort, le repaire des animaux sauvages, des esprits des bois et de toutes sortes d’êtres malfaisants.

 

Page 46 : Travaille, zouleikha, travaille. Que disait maman ? « Le travail chasse le chagrin. » Oh, maman, mon chagrin n’obéit pas à tes dictons…

 

Page 92 : Ignatov ne comprenait pas comment on peut aimer une femme. On peut aimer des choses grandioses : la révolution, le Parti, son pays. Mais une femme ? Et comment peut-on utiliser le même mot pour exprimer son rapport à des choses d’importance si différente : comment mettre sur la même balance une quelconque bonne femme et la révolution ? C’était ridicule.

 

Page 135 : Elle s’était habituée à cette idée comme le bœuf s’habitue au joug, comme le cheval s’habitue à la voix de son maître. Certains n’avaient droit qu’à une toute petite pincée de vie, comme ses filles, d’autres s’en voyaient offrir une poignée, d’autres encore en recevait une quantité incroyablement généreuse, des sacs et des granges entières de vie en réserve, comme sa belle-mère. Mais la mort attendait chacun d’eux — tapie au plus profond d’eux-mêmes, ou marchant tout près d’eux, se frottant à leurs jambes comme un chat, s’accrochant à leurs habits comme la poussière, entrant dans leurs poumons comme de l’air. La mort était omniprésente — plus rusée, plus intelligente et plus puissant que la stupide vie, qui perdait toujours le combat.

 

Page 239 : Quand, au lieu du traditionnel examen individuel, on avait introduit le roulement de travail, Wolf Karlovitch n’avait même pas levé le sourcil. Il recevait aimablement le représentant du groupe ; celui-ci, rouge, confus, tendait à Leibe les carnets de notes, grommelant une réponse inintelligible à la question d’examen, confondait adénose avec athéisme, considérait sincèrement l’hirsutisme comme une branche peu connue du christianisme, et associait avec indignation la ménarche à la monarchie si contraire à sa conscience prolétaire. Le professeur hochait la tête en signe d’approbation, et attribuait la note « suffisant » à tous les étudiants. Le roulement de travail impliquait de mettre une note collective à tout le groupe d’étudiants après avoir soumis l’un d’eux à l’examen.

 

Page 264 : Elle avait cessé de penser à tout ce qui ne concernait pas son fils. Elle oubliait Mourtaza, qui était resté quelque part loin en arrière, dans sa vie précédente (elle ne se disait jamais que le nouveau-né était le fruit de sa semence), elle oubliait la Goule et ses prédictions effrayantes, elle oubliait les tombes de ses filles. Elle ne se demandait pas où la conduisait son destin, ni de quoi demain serait fait. Seul comptait aujourd’hui, cette minute : la respiration tranquille contre sa poitrine, le poids et la chaleur de son fils contre son ventre. Elle avait même cessé de penser au fait qu’un jour, la respiration faible dans l’encolure de son koulmek pouvait s’arrêter brusquement. Elle savait que si la vie de son fils s’interrompait, son cœur à elle s’arrêterait immédiatement de battre. Cette certitude la soutenait, la remplissait de force et d’une hardiesse nouvelle.

 

Page 396 : Elle n’avait pas honte. Tout ce qu’elle avait appris, ce qu’elle savait depuis son enfance, avait pâli, disparu. Et ce qui l’avait remplacé avait balayé la peur, comme la crue printanière balaie les feuilles mortes et les branches de l’automne.

 

 

 

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Mon avis : Cadavre exquis – Agustina Bazterrica

Publié le par Fanfan Do

Traduit de l’espagnol (Argentine) par Margot Nguyen Béraud

 

Éditions Flammarion

 

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Quatrième de couverture :

Un virus a fait disparaître la quasi-totalité des animaux de la surface de la Terre. Pour pallier la pénurie de viande, des scientifiques ont créé une nouvelle race, à partir de génomes humains, qui servira de bétail pour la consommation.
Ce roman est l'histoire d’un homme qui travaille dans un abattoir et ressent un beau jour un trouble pour une femelle de "première génération". Or, tout contact inapproprié avec ce qui est considéré comme un animal d'élevage est passible de la peine de mort. À l'insu de tous, il va peu à peu la traiter comme un être humain.

Le tour de force d’Agustina Bazterrica est de nous faire accepter ce postulat de départ en nous précipitant dans un suspense insoutenable. Roman d'une brûlante actualité, tout à la fois allégorique et réaliste, Cadavre exquis utilise tous les ressorts de la fiction pour venir bouleverser notre conception des relations humaines et animales.

Agustina Bazterrica est née à Buenos Aires en 1974. Cadavre exquis, son premier roman, a remporté le prestigieux prix Clarin en 2017.

 


Mon avis :
Et si l'horreur des abattoirs nous était contée en substituant des humains aux animaux !? Car des animaux, il n'y en a plus dans ce futur indéterminé mais les humains ne veulent pas renoncer à la viande. Alors des humains sont élevés et génétiquement modifiés pour être des animaux comestibles. Mais ont-ils une conscience animale ? Ou humaine ?? L'humanité pratique désormais le cannibalisme. Mais c'est un mot interdit. Il y a des mots convenables, hygiéniques, légaux, et ceux qu'il est interdit de prononcer sous peine de finir en steak. Voilà ce qu'est devenu le monde suite à la Grande Guerre Bactériologique qui a rendu les animaux impropres à la consommation et mené à leur extermination. D'ailleurs, dans ce monde affreux, est-ce qu'on ne mange que de la viande élevée pour ça ? Ou bien en mange-t-on parfois qui avait un nom et un prénom ?

Il n'y a pas que la viande, il y a aussi la peau, le cuir, que monsieur Urami détaille et j'ai trouvé ça presque plus glaçant que l'abattoir. Sans doute parce qu'il y a des antécédents dans l'histoire du XXe siècle, où de la peau humaine à servi à fabriquer des objets.
On est, avec cette histoire, instantanément dans un monde terrifiant. Que dis-je terrifiant !? Ce monde est absolument cauchemardesque !!!

Le fait que ce soient des humains qui sont débités en morceaux alimentaires dans les abattoirs met en évidence l'ignominie que cela représente, l'irrecevabilité de ce qu'on fait, pourtant on le fait, à très grande échelle, sur des êtres sentients.
Marcos Tejo occupe un poste à responsabilités à l'abattoir, avec une sorte de résignation et du dégoût car beaucoup de questions le taraudent. Dans cette société abjecte et hypocrite, les "humains" de boucheries sont appelés des "têtes", car personne ne voudrait manger ses semblables... non, non ! Donc on leur donne une appellation spécifique. Certains achètent des têtes pour chez eux, d'autres, chasseurs depuis toujours, n'ont pas renoncé à leur "distraction", il leur en faut pour faire des lâchers, et mettre des beaux trophées aux murs. Tout ce que notre époque fait de dégueulasse aux animaux, ce futur le fait à des humains déshumanisés destinés à l'abattage.
Et puis ce monde sans animaux est triste à mourir. Plus de chiens qui aboient, plus de crottes sur les trottoirs, plus d'animaux sauvages dans le zoo désaffecté. le monde tel qu'il était depuis des millénaires n'existe plus. Un triste monde sans animaux, sans chiens, sans chats à nos côtés.

Par moments l'autrice pousse le bouchon très très loin, il me semble, et pourtant je n'ai pas pu m'empêcher de me demander si c'était vraiment délirant d'imaginer ce qu'elle nous raconte. Car je pense que certains sont capables de démesure, que l'argent peut monter à la tête et laisser croire à ceux qui en ont trop que tout leur est permis. Des "maîtres du monde" qui disent et font n'importe quoi et nous amènent au bord du vide.

Ce roman m'en a évoqué deux autres sur ce thème, que j'avais beaucoup aimés aussi : 
Défaite des maîtres et possesseurs de Vincent Message, et Macha ou le IVe reich de Jaroslav Melnik, qui avaient la même puissance horrifique et m'avaient donné un terrible sentiment d'extrême vulnérabilité face à la férocité de mes semblables ou au fait d'être devenus des proies. J'ai trouvé l'angle choisi par Agustina Bazterrica vraiment très malin. C'est un gros coup de cœur pour moi même s'il m'a fait dresser les cheveux sur la tête. Un livre impossible à lâcher, jusqu'à la fin. J'aurais aimé qu'il dure beaucoup plus longtemps. Pourquoi ? Parce qu'en le lisant j'ai eu vraiment le sentiment que notre monde est encore beau, pour le moment, je me suis rendu compte de tout ce qu'on a à perdre et je l'ai trouvé encore plus beau. Hélas de moins en moins, et surtout, pas pour les animaux en général.

 

Citations :

Page 15 : Il se réveille le corps couvert de sueur car il sait que demain encore il devra abattre des humains.

Personne ne les appelle comme ça, pense-t-il, en s’allumant une cigarette. Lui non plus ne les appelle pas comme ça quand il explique le cycle de la viande à un nouvel employé. On pourrait l’arrêter à ce seul motif, et même l’envoyer aux Abattoirs Municipaux pour se faire transformer. « Assassiner » serait le mot exact, mais ce mot-là n’est pas autorisé.

 

Page 48 : Avant, ses chiens se précipitaient sur les voitures en aboyant. L’absence des animaux a fait place à un silence oppressant, mutique.

 

Page 76 : Il n’appelle jamais les vieux « papi » ou « mamie ».

Tous ne sont pas, ni ne seront, des grands-parents. Ce sont juste des vieux, des gens qui ont vécu longtemps, et dont ce sera, peut-être, la seule victoire.

 

Page 108 : Lui, il se demande toujours ce que ça doit faire de passer ses journées à mettre des cœurs humains dans des caisses. À quoi peuvent bien penser ces ouvriers ? Ont-ils conscience que ce qu’ils tiennent dans leurs mains étaient jusqu’à présent en train de battre ? Cela leur fait-il quelque chose ? Puis il pense que lui aussi passe ses journées à superviser un groupe de gens qui, sous ses ordres, égorgent, éviscèrent et découpent des femmes et des hommes sans y voir le moindre problème.

 

 

 

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Mon avis : On m’appelle Demon Copperhead – Barbara Kingsolver

Publié le par Fanfan Do

Traduit de l’américain par Martine Aubert

 

Éditions Albin Michel – Terres d’Amérique

 

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Quatrième de couverture :

Né à même le sol d'un mobil-home au fin fond des Appalaches d'une jeune toxicomane et d'un père trop tôt disparu, Demon Copperhead est le digne héritier d'un célèbre personnage de Charles Dickens. De services sociaux défaillants en familles d'accueil véreuses, de tribunaux pour mineurs au cercle infernal de l'addiction, le garçon va être confronté aux pires épreuves et au mépris de la société à l'égard des plus démunis. Pourtant, à chacune des étapes de sa tragique épopée, c'est son instinct de survie qui triomphe. Demon saura-t-il devenir le héros de sa propre existence ?
Comment ne pas être attendri, secoué, bouleversé par la gouaille, lucide et désespérée, de ce David Copperfield des temps modernes ? S'il raconte sans fard une Amérique ravagée par les inégalités, l'ignorance, et les opioïdes - dont les premières victimes sont les enfants -, le roman de Barbara Kingsolver lui redonne toute son humanité. L'auteur de L'Arbre aux haricots et des Yeux dans les arbres signe là un de ses romans les plus forts, couronné par le prestigieux prix Pulitzer et le Women's prize for fiction.

 


Mon avis :
Demon Copperhead nous raconte sa vie, qui a plutôt très mal commencé : "Ce gamin, s'il voulait avoir une chance de goûter aux belles choses, il aurait dû se faire livrer chez une mère riche ou intelligente ou chrétienne, en bref une mère clean."
J'ai tout de suite aimé la narration, ce côté copain qui nous fait entrer dans le petit monde de Demon. Il a deux rêves : voir l'océan, et la tombe de son père, mort avant sa naissance.

Demon commence par le tout début, sa naissance avec une mère junkie, défoncée quand il voit le jour, son enfance avec son copain Maggot le petit-fils Peggot, son enfance pauvre mais qui respire la complicité enfantine, l'enfance qui se satisfait de bonheurs simples. Sauf que Demon a une maman qui fait toujours des mauvais choix et que ça impacte fortement sa vie à lui. Un jour, elle se marie et c'est pas une bonne chose, ni pour lui, ni pour elle.

Alors que le début sentait la misère heureuse si je puis dire, avec l'arrivée de Stoner "le connard", la vie de Demon et de sa mère vire au cauchemar. Car il est de ces hommes qui s'autorisent tout, se comportent en seigneur. et maître. C'est terriblement angoissant d'assister à ça de façon passive. Car oui, j'étais totalement avec Demon sans pouvoir le protéger. Dès le début de l'histoire Demon est devenu mon petit pote.
Il va se retrouver dans le circuit des familles d'accueil assez sordides, ou au mieux lamentables, où il a affaire à des exploiteurs d'enfants dénués de philanthropie, où il en vient à baver sur la gamelle du chien tellement il a faim. On est face à la difficulté d'être un enfant, à la douleur de ne pas avoir son libre arbitre, d'être à la merci des adultes défaillants et d'une société qui ne se préoccupe que très peu des exclus.

Le peu de confiance que Demon met dans les adultes est à l'image de ce qu'il a vécu, lamentable. Il n'espère rien et s'attend toujours au pire. Pourtant, de bonnes choses arrivent parfois. Hélas, il ne semble pas apte au bonheur simple, car il a fini par penser que tout se paie dans la vie, le bon comme le mauvais. Et il craint de gâcher même les bonnes choses, par manque de confiance en l'humanité. Il a un tel besoin d'amour et de reconnaissance qu'il en vient facilement à se sentir rejeté.

Mais tout orphelin qu'il soit, Demon fait partie d'une communauté, d'un lieu, et d'un clan, la famille Peggot qui l'a vu grandir et l'a aimé depuis toujours. Il n'est pas seul, il a des souvenirs avec tous ces gens là. de plus il est fort, animé par la rage de vivre, l'envie de croquer la vie à pleines dents.
Un héros très attachant, résilient, avec un regard lucide sur les adultes, et l'humour qui affleure en permanence ont fait de cette lecture un plaisir jubilatoire.

Malgré l'adversité, c'est beau, d'une beauté triste parfois, mais tellement puissante qu'on a envie d'en reprendre, pas envie que ça s'arrête, comme le jour d'un enterrement, où on voudrait figer cet instant pour toujours, pour pouvoir reprendre un peu de cette douleur indispensable dans les moments où elle semble s'atténuer et s'enfuir dans les limbes des souvenirs. C'est tellement profond, la puissance des mots illumine l'histoire. C'est souvent drôle aussi. Car Demon ne s'apitoie pas sur lui-même et nous raconte ses péripéties avec énormément de dérision.

Il y a aussi un regard amer sur cette société qui donne des rêves trop grands, hors de portée, stupides parfois, distribue des drogues dures en pharmacie, case les enfants placés n'importe où, histoire de s'en débarrasser et se donner l'illusion du devoir accompli. Dans le comté 
De Lee en Virginie, ils sont considérés comme les ploucs de l'Amérique, des Rednecks. Cette histoire nous rappelle également que la vie est faite d'occasions et qu'il faut savoir les saisir quand elles passent. Toute notre vie on a des choix à faire... pour ces enfants nés au mauvais endroit, la vie est un Everest à gravir.

Oui, ce roman est un coup de cœur ! 
Barbara Kingsolver nous parle d'adversité mais aussi de générosité, avec certains personnages absolument magnifiques et je me demande avec désenchantement si on peut vraiment en croiser autant dans la vraie vie ou si c'est juste le pouvoir des livres. Car de toutes ces personnes que Demon croisera dans sa vie, certaines lui permettront de croire qu'un avenir autre est possible.
Ah oui, qu'est-ce que je l'ai aimée cette histoire !
Évidemment, cette "réincarnation" version comté 
De Lee en Virginie du David Copperfield de Charles Dickens donne envie de lire l'original, dont je ne garde qu'un vague souvenir de l'adaptation télé vue dans ma lointaine enfance.

 

Citations :

Page 48 : Je me suis demandé ce que Stoner penserait de se prendre du vomi dans la tronche en guise de réponse, parce que c’était à deux doigts. Mais il s’en foutait, et il s’est tourné pour lui hurler dessus. Je commençais à être à cours de Pauvre maman à ce stade. C’était pas mon idée d’épouser ce connard.

 

Page 79 : Tommy parlait tendrement aux bêtes quand il les nourrissait, même si ce n’étaient que des monstres géants complètement débiles. Il faisait pareil avec moi, comme s’il essayait de compenser toutes les mauvaises choses de notre vie. Au moins j’allais pas être castré et être transformé en viande hachée, ça j’en étais à peu près sûr.

 

Page 96 : Bref, les placements étaient faits par des agences et nous, comme aurait dit Stoner, on était du produit. Faire tourner et commercialiser les enfants placés sur plus de cinquante comptes clients.

 

Page 129 : Je sens toujours au fond de moi qu’être en colère était alors la seule chose qui me faisait tenir. En colère contre tout le monde mais surtout contre elle, d’avoir épousé Stoner et de nous avoir laissés tomber, d’avoir fui vers un paradis où elle pourrait foutre la merde comme elle voudrait, et où personne ne lèverait plus jamais la main sur elle.

 

Page 169 : Y avait une chose que Miss Barks ne connaissait pas : la famille d’accueil. Elle avait pas idée qu’il existait des gens qui vivaient juste au bord de ce qui est faisable.

 

Page 243 : Je voulais rentrer à la maison. C’est à dire nulle part, mais c’est un réflexe qu’on garde, même quand y a plus aucun endroit où aller.

 

Page 267 : Si t’as déjà rencontré une fille au collège, tu sais comment elles sont : de la connerie en éruption permanente. Une urgence toutes les deux minutes, ta meilleure amie qui se transforme en ennemie. Un gars qui flirtait avec toi hier et qui parle aujourd’hui à une autre fille. Chaque partie de ton corps trop grosse ou trop petite et oh je déteste cette robe et oh mon Dieu j’ai peur d’être enceinte.

 

Page 353 : Oui, la vie ça craint, la faim qui te tenaille la nuit, les gens qui te font du mal, mais comparé à être enterré dans une boite, à flotter dans un univers de rien et de jamais ? Le choix est vite fait.

 

Page 440 : Avril, le mois où ce pauvre monde attend la délivrance de toutes ses forces. Les cornouillers et les gainiers rouges sont là, pimpants au bord des routes, et des feuilles vertes toutes neuves illuminent les montagnes. Alors arrive une gelée tardive qui noircit tout, les fruits de l’année tués dans l’œuf. C’est un bon moment pour mourir, j’imagine. Si on ne croit plus à la délivrance.

 

 

 

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Mon avis : La nuit des béguines – Aline Kiner

Publié le par Fanfan Do

Éditions Liana Levi

 

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Quatrième de couverture :

Paris, 1310, quartier du Marais. Au grand béguinage royal, elles sont des centaines de femmes à vivre, étudier ou travailler comme bon leur semble. Refusant le mariage comme le cloître, libérées de l’autorité des hommes, les béguines forment une communauté inclassable, mi-religieuse mi-laïque. La vieille Ysabel, qui connaît tous les secrets des plantes et des âmes, veille sur les lieux. Mais l’arrivée d’une jeune inconnue trouble leur quiétude. Mutique, rebelle, Maheut la Rousse fuit des noces imposées et la traque d’un inquiétant franciscain... Alors que le spectre de l’hérésie hante le royaume, qu’on s’acharne contre les Templiers et qu’en place de Grève on brûle l’une des leurs pour un manuscrit interdit, les béguines de Paris vont devoir se battre. Pour protéger Maheut, mais aussi leur indépendance et leur liberté. Tressant les temps forts du règne de Philippe le Bel et les destins de personnages réels ou fictifs, Aline Kiner nous entraîne dans un Moyen Âge méconnu. Ses héroïnes, solidaires, subversives et féministes avant l’heure, animent une fresque palpitante, résolument moderne.
 

 

Mon avis :
Paris 1310 dans le quartier du Marais. Les béguines, des femmes libres d'étudier ou travailler et de disposer de leur argent, mi-religieuses, mi-laïques, libérées de l'autorité des hommes, refusant le mariage comme le cloître, dont un grand nombre vivaient au grand béguinage royal, parfois après une vie, des enfants et le veuvage. Il y avait de nombreuses communautés de béguines reparties dans la partie nord du pays, ce mouvement étant né à Liège en 1173. Forcément, un tel fait historique ne pouvait que m'intriguer et m'intéresser, d'autant que le Moyen-âge me fascine.

C'est ahurissant l'importance qu'avait la religion au Moyen-âge. Tout tournait autour de Dieu, des messes, des prières et gare à l'inquisition qui traquait les hérétiques ! On est à l'époque de Philippe le Bel, roi pieux, petit-fils de Louis IX (Saint Louis), hanté par la peur de l'hérésie, maître d'œuvre de la disgrâce des Templiers, ce puissant Ordre des moines-soldats. Des tortures "artistiques" ou comment broyer, briser, étirer sans jamais faire saigner pour ne pas souiller les terres de l'Église… Sacrée ambiance le Moyen-âge !!
C'est aussi le temps où les roux étaient honnis, "Roux, couleur maudite. Couleur du traître. le poil roux de Judas et Caïn, d'Esaü qui vendit son frère pour un plat de lentilles, de Ganelon qui envoya au massacre Roland et ses compagnons." Et justement, une enfant rousse a été trouvée dans le froid, prostrée et mutique. Ysabel, entrée au béguinage après son veuvage, va vouloir la protéger de l'extérieur où le danger est partout pour les femmes. Car en réalité, cette enfant, Maheut, est une jeune femme qui, semble-t-il, a été violentée. Maheut la Rousse, jeune femme rebelle et intrépide, victime des hommes, est recherchée par un moine.

Certaines femmes parfois complices du pouvoir abusif des hommes, stupides au point de croire les mensonges qu'on leur assène - "La bêtise des moutons qui hurlent avec les loups !" Néanmoins, c'est une belle histoire de sororité, de femmes entre elles, qui se soutiennent et se protègent des dangers du monde extérieur, essentiellement les hommes.

Ce roman passionnant et enrichissant met en exergue le statut des femmes de tout temps, béguine ou pas, toujours accusées de potentielle perfidie, de faiblesse, d'inconstance, et d'incapacité à penser par elles-mêmes. Mais pourquoi les hommes ont-ils à ce point peur des femmes, qu'ils essaient depuis toujours de faire taire, les traitent en sous-humains, tentent de les effacer, de se rendre maîtres d'elles ? Les béguines elles, sont accusées par beaucoup d'un double refus d'obéissance, au prêtre et à l'époux.
Femmes sur une corde raide, elles qui dérangeaient le clergé car elles ne lui étaient pas soumises. Leur statut devenu fragile sous Philippe le Bel où il était question de remettre en cause leur mode de vie. Une des leurs, 
Marguerite Porete, accusées d'hérésie et brûlée sur le bûcher pour avoir écrit un livre sur son amour de Dieu en dehors de tout dogme. Peut-être a-t-elle été le grain de sable qui a fait voler en éclat le statut des béguines, ou peut-être pas... car toute foi non contrôlée par l'Église semble insupportable. Et l'Église détruisait ce qu'elle ne parvenait pas à soumettre.

J'ai adoré cette très belle incursion, très immersive, dans le Moyen-âge, époque étrange et lointaine où religion et superstitions font bon ménage, où Dieu ne peut pas être bon, puisque tout le monde le craint. Les méchants n'inspirent pas l'amour, seulement la peur. J'ai aimé la balade dans ce Paris si lointain, sale, malodorant, et si plein de vie mais aussi hélas si plein des morts de l'inquisition. J'ai aimé la plupart de ces femmes, la charitable Ysabelle, l'impénétrable Ade, la bienveillante Jeanne, Juliotte la muette, Maheut la Rousse, généreuses, érudites et solidaires, beaucoup moins les hommes, autoritaires et brutaux.
C'est un véritable coup de cœur que ce roman qui m'a appris beaucoup sur cette courte période du Moyen-âge et le triste sort réservé aux femmes, qui a vu la fin des Templiers et la fin annoncée des béguines.

 

Citations :

Page 28 : Roux, couleur maudite. Couleur du traître. le poil roux de Judas et Caïn, d'Esaü qui vendit son frère pour un plat de lentilles, de Ganelon qui envoya au massacre Roland et ses compagnons. Couleur des flammes de l’enfer qui brûlent sans éclairer. De Satan et ses maléfices. Des enfants engendrés durant les règles de leur mère. Il y a quelques jours, l’abbé de Sainte-Geneviève a expulsé de la ville une fillette, Emmelote, qui avait pour seul tort d’être née avec des cheveux flamboyants.

 

Page 40 : Certains se sont moqués du souverain et de sa piété démonstrative ! Après l’échec humiliant de la première croisade, on l’a vu, il est vrai, se complaire dans une existence de privation, abandonnant l’hermine et le vair, l’habit écarlate, les étriers et les éperons d’or, pour se vêtir d’habits incolores, manger des plats simples et allonger son vin d’eau. Aujourd’hui pourtant, chacun est bien obligé de reconnaître que, durant sa vie, Louis a tenté d’approcher, autant qu’il est possible à un homme dans son incomplétude, l’exemple du Christ. Il a apporté son soutien aux ordres mendiants, fondé des hôpitaux pour les pauvres, un couvent pour les prostituées repenties de Paris, protégé les aspirations des femmes qui voulaient pratiquer leur religion sans subir le joug des autorités ecclésiastiques. Sous sa protection, des petites communautés de béguines se sont établies un peu partout à travers le royaume, à Senlis, à Tours, Orléans, Rouen, Caen, Verneuil… Et dans la capitale, il s’est investi personnellement dans la construction du clos, conçu sur le modèle de Sainte-Elisabeth à Gand qu’il avait eu l’occasion de visiter.

 

Page 49 : « Ils ont été soumis à la question avec beaucoup d’efficacité. Selon l’inquisiteur général, c’est une méthode fiable pour emporter la vérité. Je ne me permettrais pas de le contredire. Mais la vérité qu’on obtient est souvent celle que l’on cherche. »

 

Page 54 : Afin que le sang ne se répande pas sur les terres de l’Église, on y applique la question non pas avec retenue mais avec art, brisant, broyant, étirant sans que jamais la moindre goutte de sang perle sur la peau. Et lorsqu’il s’agit de couper des oreilles, on mène les condamnés à quelques quartiers de là, à l’extrémité de la rue de l’Arbre-Sec.

 

Page 276 : Elle savait que jamais elle n’offrirait d’enfant à son mari, le médecin l’avait dit. Il avait assouvi ses désirs avec d’autres femmes, des servantes du château… cette brune qui riait dans la chambre voisine. Un bâtard était né. Tous les hommes faisaient ainsi.

 

Page 299 : Quant à moi, j’ai toujours été réticent à l’égard du béguinage, vous le savez, Agnès. Le roi nous a fait l’honneur de nous en confier le contrôle, mais trop longtemps vos maîtresses et vos compagnes ont agi à leur guise. Je ne pense pas qu’il soit bon que les femmes administrent seules leur destin. Ni qu’elles prétendent à l’instruction, bien que ce soit une tendance de notre temps.

 

 

 

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Mon avis : Les oiseaux de l’hiver – Jim Grimsley

Publié le par Fanfan Do

Traduit de de l’anglais (États-Unis) par Annie Saumont

 

Éditions Métailié

 

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Quatrième de couverture :

Dans les années soixante, la famille de Danny va de maison en maison à travers le sud des États-Unis, au gré du travail ou du chômage du père.
Dans un monde archaïque de petits Blancs, le narrateur adulte accompagne l'enfant qu'il a été entre maladie et violence familiale jusqu'au drame de ce jour de Thanksgiving où tout bascule dans le cauchemar. Jim Grimsley, dans le paroxysme de cette histoire digne d'un autre âge, nous rend sensible le monde de l'enfance, même dans les instants les plus noirs de la vie. On ne peut arrêter le sang mais il y a le sourire et la belle robe rouge de la mère. Le père est armé d'un couteau mais il y a les frères et l'amour de la mère prête à tout pour défendre sa famille. La peur est là mais il y a le froid des flocons de neige sur sa langue, il y a surtout l'Homme de la rivière et le monde sans limites du rêve.

 


Mon avis :
Le narrateur, dont on ignore tout, nous raconte l'histoire de la famille de Danny en s'adressant directement à lui en utilisant le "Tu", comme si le Danny devenu adulte s'adressait au Danny enfant pour se remémorer cette enfance faite de déménagements et de tempêtes intra-familiales. On comprend rapidement que le père est un tyran domestique doublé d'un ivrogne très violent qui s'arroge le droit de cogner sa femme et brutaliser ses enfants. C'est plein de la violence de ces hommes qui s'autorisent tout, jusqu'à reprocher à leur femme d'être de nouveau enceinte ou d'être jolie. Des fous furieux qui croient que le monde leur appartient, que leurs femmes sont leurs possessions, qu'ils peuvent en disposer à leur guise. Des pères et maris qui se comportent en seigneurs et maîtres, en despotes, en tortionnaires.

On pourrait croire que l'histoire se situe dans une époque reculée tant les nombreuses maisons occupées par la famille sont insalubres, tant la mère enfante souvent, tant ça contrarie le père parce que, tous ces gosses, ça coûte ! Elle a transmis une maladie terrible à certains de ses enfants et ça lui est reproché aussi. C'est oppressant d'injustice et de l'angoisse du moment où la violence va de nouveau se déchaîner.

C'est aussi l'histoire d'une Amérique pauvre, qui fait son possible et qui souffre. Ça sent la misère, où les gens pourraient être malgré tout heureux mais ne le sont pas. À cause de l'alcool, de la suspicion, de la jalousie, de la concupiscence, de la convoitise, de la misogynie, du racisme, de ce sentiment de toute puissance de certains hommes... de cet homme qui se sent amoindri et humilié par la vie, et s'en prend à moins fort que lui, à sa famille qu'il est censé aimer et protéger et non pas asservir et rabaisser.

Dès que la violence apparaît, tout le reste du roman se passe en apnée dans un incroyable sentiment de révolte. Je suis arrivée au bout de cette lecture épuisée, démoralisée, sidérée, avec un grand sentiment de vide intérieur tant l'auteur nous fait vivre ce que vit cette famille et c'est d'une noirceur totale ! Il n'y a que l'amour entre cette mère et ses enfants qui amène un peu de lumière. Cette mère, grandiose car magnanime, qui refuse que ses enfants considèrent leur père comme quelqu'un de méchant, comme un monstre. Mais peut-être qu'en faisant ça elle les protège. Mais de quoi ? Je ne sais pas... Des remords ? du sentiment qu'en ayant un père infect on ne peut pas être vraiment quelqu'un de bien ? Je me demande d'où vient la grandeur d'âme de ces femmes.

Jim Grimsley vous emmène sans faillir et avec talent dans les ténèbres que cet homme fait entrer chez lui. Quand le danger et la terreur sont dans la maison, quel endroit du monde reste-t-il pour se sentir en sécurité ? Danny a trouvé et rejoint par moments son monde imaginaire. Mais la terrible réalité n'en est pas moins là.

 

Citations :

Page 29 : Papa ne parlait presque pas, il se contentait de regarder son assiette. En sa présence, vous les enfants, vous teniez tranquilles, effrayés, parce qu’il plissait le front, et parce que la manche de sa veste était vide et ballante. S’il vous surprenait à le contempler, il vous tournait le dos. Et alors qu’auparavant il rentrait ivre une fois tous les quinze jours, maintenant c’était deux ou trois fois par semaine. Ses yeux étaient comme deux cailloux gris.

Mama l’observait prudemment, d’un bout à l’autre de cette unique grande pièce, évaluant la distance qui la séparait de lui.

 

Page 103 : Une femme devait rester au logis et tenir la maison et s’occuper des enfants, disait-il, et elle répondait que bien sûr les hommes ne se sentaient rassurés que lorsqu’ils gardaient les femmes enfermées.

 

Page 136 : Quand Mama parle, sa voix remplit la maison bien plus totalement que la voix de Papa quand il crie. Sa voix à elle n’est que douceur et plénitude, sans la moindre aspérité.

 

 

 

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Mon avis : Et voilà tout- Maren Uthaug

Publié le par Fanfan Do

Traduit du danois par Jean-Baptiste Coursaud

 

Éditions Gallmeister - Totem

 

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Quatrième de couverture :

Risten est une petite fille du cercle polaire. Née tout au nord de la Norvège, chez les Sames, elle vit désormais au Danemark avec son père et sa belle-mère. Mais elle se sent déracinée, loin de son Áhkku, sa grand-mère bien aimée aux croyances ancestrales, qui lui a appris comment se protéger des maléfiques sous-terriens et des aurores boréales. Solitaire et rêveuse, Risten tente d’exister dans cette nouvelle vie. Ce n’est qu’à l’âge adulte qu’elle retrouvera le chemin de ses origines et renouera enfin avec sa mère - une rencontre qui ne ressemblera en rien à ce qu’elle attendait.
 

 

Mon avis :
L'histoire commence avec la grosse biture de Knut dans les dernières heures de l'année 1974, parce que quand-même, il faut bien lutter contre la déprime de cette foutue nuit polaire ! C'est cette nuit-là que Rihtta et Knut concevront leur fille.
Puis au deuxième chapitre on est en 2007 et on fait la connaissance de Kirsten qui est la fille de Rihtta et Knut. Au troisième en 1973 on assiste à la rencontre de Rihtta et Knut. Au quatrième en 1982... On se promène dans le temps à la decouverte de la vie des différents personnages et dans les différentes culture, notamment celle des Sames dont est issue Rihtta, et des Kvènes, peuples autochtones,
Je dois dire que quasiment dès le départ, les prénoms m'ont bien perdue ! Entre Kirsten et Risten, Aslak et Isak... j'avais l'impression qu'on parlait des mêmes personnages avec des erreurs dans les prénoms.

Risten, la fille de Rihtta et Knut, est abreuvée des croyances autochtones par sa grand-mère, son Áhkku, qui lui parle des sous-terriens qui volent des enfants aux humains et lui dit que les aurores boréales sont dangereuses lorsqu'on les regarde. Alors que ses parents sont athées, elle est pleine des peurs que sa grand-mère lui a transmises. C'est une étrange histoire qui nous parle de croyances et de cultures ancestrales qu'on ne connaît pas et c'est très intrigant.

Knut est aussi débonnaire que Rihtta est acariâtre. Il supporte tout avec bonhomie jusqu'au jour où... il semble que les Norvégiens sont considérés comme idiots par les Sames qui eux ont un fort tempérament. Il y a une grande inimitié des Sames à l'égard des Norvégiens, sans doute justifiée. Risten vit dans cette ambiance où son père, si gentil, est méprisé par sa grand-mère et par sa mère.

Un jour Knut part avec sa nouvelle compagne Grethe, qui semble parfaite, et emmène Risten dans le sud, au Danemark.
C'est l'éternelle histoire des enfants à qui l'on ment, dont on ne respecte pas l'intégrité, à qui les adultes imposent leurs desiderata sans se soucier de ce que eux peuvent désirer.

Risten se construira son monde à elle fait de croyances Sames, auxquelles elle initiera Niels-le-vietnamien, enfant déraciné lui aussi. Niels ne parle pas le danois, Risten ne le parle pas avec le bon accent, elle est raillée pour ça à l'école. La lumière dans ce récit qui m'évoque un conte nordique, c'est de voir comment les enfants, dès qu'ils sont ensemble, arrivent tant bien que mal à se protéger du monde des adultes en se créant le leur, bien plus beau. Car entre un père parfois laxiste, toujours faible, peut-être égoïste, et une belle-mère finalement pas si gentille que ça, que c'est dur l'enfance !

C'est aussi une histoire qui fait du bien souvent, mais occasionne aussi quelques pincements au cœur, voire de la colère. Et surtout, une ÉNORME révélation à laquelle on ne s'attend pas va arriver. Il y a aussi des moments amusants, et pour peu qu'on soit du côté de Kirsten... et ça a été mon cas, je lui criais par la pensée " vas-y, rentre leur dans le lard à ces vieux schnocks !"

C'est parsemé d'humour et de quelques moment un peu lestes mais souvent drôles eux aussi sans oublier un langage cru parfois qui m'a bien fait rire. C'est à l'image de la couverture du livre, le doigt d'honneur de la petite fille que je n'ai vu que tardivement.
Lire ce roman c'est changer de monde. C'est beau et envoûtant. J'y ai découvert, en plus de la culture Same, une coutume (peut-être seulement danoise) dont l'appellation me fait fondre tellement je trouve ça mignon et enfantin, c'est l'équivalent de notre goûter : le café-gâteau de l'après-midi à laquelle les adultes ne dérogent absolument jamais.

Décidément, j'aime énormément les trois romans de 
Maren Uthaug que j'ai lus. Ils sont tous différents, comme si elle n'avait pas de sujet de prédilection, à moins que ce ne soit la famille tout simplement. Il y en a encore un à lire ! Que je n'ai pas encore, Snifff...
Et je ne peux m'empêcher de supposer que l'autrice a mis beaucoup d'elle-même dans ce roman car comme Risten elle est née d'un couple mixte. Mais elle contrairement à son héroïne, son père est Same et sa mère Norvégienne.

 

Citations :

Page 9 : Déjà qu’on était pas mal déprimé à cause de cette foutue nuit polaire. Même les locaux, ceux qui étaient nés ici, dans cette Norvège du Nord, ils ne la supportaient pas. Pas étonnant que la région ait le plus haut taux de suicide du pays. Le froid, passe encore, on pouvait s’en protéger : il suffisait de mettre une couche de vêtements supplémentaire. Mais l’obscurité, non : le noir se glissait dans le noir et colonisait l’esprit.

 

Page 85 : Elle attendait ensuite que Risten ait débarrassé le plancher avec Niels-du-Viêtnam sur ses talons, partie s’adonner à l’une de ses obscures occupations secrètes, pour s’agglomérer au corps de Knut dans la chambre à coucher, comme seules savent le faire les personnes venant de découvrir qu’elles ont vécu toute une vie sans amour.

 

Page 165 : Jusqu’à la fin de ses jours, Risten se souviendra de ces grandes vacances comme de l’été où elle perdit la faculté d’être joyeuse. Où le dernier reste d’une enfance synonyme d’innocence fut étouffé au cours de nuits d’une effroyable solitude. Des nuits jalonnées de prières kvènes et d’une marque au creux de la paume à force de serrer la bague d’ Áhkku.

 

 

 

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Mon avis : Le seigneur des porcheries – Tristan Egolf

Publié le par Fanfan Do

Traduit de l’américain par Rémy Lambrechts

 

Éditions Folio

 

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Quatrième de couverture :

Ce premier roman singulier commence avec la mort d'un mammouth à l'ère glaciaire et finit par une burlesque chasse au porc lors d'un enterrement dans le Midwest d'aujourd'hui. Entre-temps, on aura assisté à deux inondations, à quatorze bagarres, à trois incendies criminels, à une émeute dans une mairie, à une tornade dévastatrice et à l'invasion de méthodistes déchaînés ; on aura suivi la révolte d'une équipe d'éboueurs et vu comment un match de basket se transforme en cataclysme.
Tout se passe dans la petite ville de Baker, sinistre bourgade du Midwest ravagée par l'inceste, l'alcoolisme, la violence aveugle, le racisme et la bigoterie. Au centre des événements, John Kaltenbrunner, un enfant du pays, en butte à toutes les vexations, animé par une juste rancoeur. Comment John se vengera-t-il de la communauté qui l'a exclu ? Jusqu'où des années de désespoir silencieux peuvent-elles conduire un être en apparence raisonnable ?

 

Mon avis :
Les quelques premières pages m'ont laissée un peu perplexe tant je ne comprenais pas ce que je lisais. Il était question de citrons de l'usine de volailles, du Coupe-Gorge, de trolls et autres rats d'usine, tout ça fourré dans le panier à salade !? Quelle étrange entrée en matière !
En réalité ce roman nous raconte l'histoire de John Kaltenbrunner, fils de feu Ford Kaltenbrunner, ce père qu'il n'a pas connu et qui lui fait de l'ombre par-delà le trépas.

John s'avère être une sorte de petit génie rustique à huit ans à peine, que certains pensent détraqué - "Une merveille phénoménologique au sens le plus strict". Et en même temps il est une sorte de victime. Il sert d'exutoire à la frustration de tous les minables du coin, et ils sont légion. Ça va des représentants de l'ordre jusqu'aux grenouilles de bénitier en passants par toutes les strates de cette société rurale.
C'est rapidement la "fête" de l'Amérique du créationnisme, quelques piques envoyées au crétinisme ambiant, c'est tout simplement jubilatoire. Des phrases ciselées, une ironie mordante, un pur plaisir !

Cette histoire nous raconte l'Amérique profonde qui a supplanté les autochtones, pour le plus grand malheur de la nature et de tout ce qui vit en général. Implantation de l'homme blanc et des industries mortifères, saccage de la faune et de la flore, alcoolisme et éradication des premières nations. C'est tellement bien résumé qu'on se demande comment c'est possible d'être aussi con ! Car la façon dont l'auteur nous raconte les choses met une chose en évidence : la bêtise humaine est sans limite.


Tristan Egolf semble avoir eu un gros contentieux avec ses semblables, beaucoup de comptes à régler avec l'ignominie dont les humains sont capables. À chaque page il taille un costard à cette Amérique à la noix, à ces hypocrites qui vont à l'office du dimanche et bavent tant et plus sur leur prochain, jusqu'à l'humiliation, jusqu'à l'anéantissement. Car s'il est vrai que notre héros est un vrai malchanceux, cela tient beaucoup à la perfidie dont sont capables nombre de gens. Et pourtant, c'est par moments d'une drôlerie absolue. Quel talent il faut pour rendre drôle quelque chose d'aussi effroyable. C'est sans doute parce que l'humour permet de transcender la douleur. Cette histoire est un feu d'artifice, avec de nombreux moments complètement délirants, totalement hilarants.

Un art consommé de l'insulte, absolument ébouriffant "Il traita Dennis de junkie en phase terminale et de suicidaire avorté. Il traita Curtis de bâtard, Murphy de taulard, Wilbur de célibataire à marier le plus laid de la ville. le reste d'entre nous étaient des pédés à la Niche et une cinquième colonne de youpins inféodés aux Japs." Et ça, ce n'est qu'un échantillon...

J'ai été passionnée de bout en bout par l'histoire de John Kaltenbrunner, ce génie méconnu de ses contemporains, dans son bled paumé où on a l'impression que c'est la raison du plus fou qui prime.
Même dans les moments tragiques, l'auteur m'a arraché des éclats de rire.
C'est un roman totalement fascinant, cruel et tellement drôle à la fois. Ce roman, c'est la douloureuse odyssée flamboyante semée d'embûches de John Kaltenbrunner dans un coin paumé des États-Unis, entre les bigotes, les ivrognes en tout genre, le racisme à tous les niveaux, envers les immigrés ou les différentes classes sociales, et les petits détenteurs d'un tout petit pouvoir quelconque.
Et alors, quelle écriture !!! Tout simplement sublime, précise, parfaite. Jusqu'au point final. Et dire que j'ai rencontré ce roman par hasard, chez Emmaüs. Ce qui m'a attirée !? le titre, le contexte et l'Amérique profonde. Quelle belle rencontre !

 

Citations :

Page 18 : Il ne disait peut-être pas grand-chose à quiconque en ville, mais pour ses condisciples, pour ceux qui le supportaient quotidiennement, il était le célèbre petit Kaltenbrunner, le gosse de la salle 29, le dingue au tracteur, le fasciste de l’étable, le chevrier troglodyte du nord de la rivière — celui qui n’adressait quasiment jamais la parole à personne mais parvenait néanmoins immanquablement à hérisser, révolter et terrifier à peu prés tous les êtres vivants avec lesquels il entrait en contact.

 

Page 60 : Comme il l’affirma plus tard, elle était dans tous ses états, se répandait en paroles incohérentes sur la santé de son fils et implorait l’aide de son interlocuteur. Il essaya de la calmer en commençant par abonder dans son sens, disant que oui, bien sûr, il fallait avouer qu’effectivement son fils était un sacré numéro. Très franchement, il était le truc le plus insensé qu’aucun d’eux ait jamais rencontré. Une merveille phénoménologique au sens le plus strict.

 

Page 75 : Pour John, Brendan Fisher était une tache inqualifiable sur la face de la terre. Il n’y avait pas de place dans le règne animal pour une telle engeance. Il était indigne des ressources qu’il consommait.

 

Page 218 : À l’heure de sa première pause déjeuner, il avait coupé, à lui seul, trois mille cous. Bien qu’il eût déjoué tous les paris faits sur la brièveté de sa résistance, il n’en avait pas moins été saisi de haut-le-cœur incontrôlables après sa première heure et demie sur la chaîne.

 

Page 297 : Comme bon nombre d’aberrations provinciales, les confessions sur lit de mort de la Corn Belt, au même titre que les repas livrés à domicile aux impotents et les ventes de charité de Baker, sont fréquemment le produit d’une crainte des flammes de l’enfer nourrie par l’âge. Une terreur croissante d’être plongé dans le lac de feu après une vie entière de dépravation impénitente pousse le péquenaud à une affolante et interminable litanie d’aveux dès l’instant où il tombe malade.

 

Page 338 : Pour six d’entre nous la nuit se termina raide mort dans notre pick-up, trop ravagé pour conduire. Et le lendemain matin, une gueule de bois annonçant l’arrivée des Vikings.

 

Page 348 : Il traita Dennis de junkie en phase terminale et de suicidaire avorté. Il traita Curtis de bâtard, Murphy de taulard, Wilbur de célibataire à marier le plus laid de la ville. le reste d'entre nous étaient des pédés à la Niche et une cinquième colonne de youpins inféodés aux Japs.

 

Page 564 : Tel fut le dernier instantané de la soirée avant que tout n’explose : Pottville et Baker, deux communautés voisines qui s’enorgueillissaient de leur fair-play supposé, de leur charité, de leur sens des réalités et de leur soucis du prochain, se montraient sous leur vrai jour — une foule hystérique de singes nus et misanthropes.

 

 

 

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Mon avis : 1629 ou l’effrayante histoire des naufragés du Jakarta, tome 1 : L’apothicaire du Diable – Xavier Dorison – Thimothée Montaigne – Clara Tessier

Publié le par Fanfan Do

Éditions Glénat

 

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Quatrième de couverture :

Seuls les désespérés prennent le risque de s’embarquer sur le Jakarta.

 

À son bord, un équipage issu des bas-fonds d’Amsterdam et assez d’or et de diamants pour exciter les plus folles convoitises.

 

Un baril de poudre sur un enfer flottant.

 

Invitée improbable dans cette traversée vers le cauchemar, Lucrétia Hans devient la seule à pouvoir empêcher Jéronimus Cornélius, apothicaire hérétique et ruiné, d’allumer la mèche…

Bon voyage.

 


Mon avis :
Il nous est précisé en préambule de cet ouvrage que, bien que largement inspiré de faits réels, cette histoire reste une adaptation.
De plus, les auteurs ont choisi de franciser les noms néerlandais de certains personnages, et là j'ai trouvé ça dommage. Je pense que les noms doivent être conservés tels quels. Mais peut-être que cette lecture allait me faire changer d'avis...

Amsterdam 1628. le Jakarta, navire Hollandais, doit appareiller au plus tôt pour Java, avant la tempête qui est en train de se lever. Lucrétia Hans doit embarquer pour rejoindre son tyran de mari, car quand on est l'épouse d'un tyran, on lui obéit pour avoir la paix. Mais les navires traînent de sombres réputations, car ils mènent vers les enfers.
Dès l'embarquement, avant même le départ ça sent de danger à plein nez.

Autant le dire, dès le début cette histoire est envoûtante. de par ses dessins mais aussi les textes. Les passagers de ce navire sont un patchwork de la société de l'époque, qui va du pire au pire. le pire de la racaille, au pire de la dépravation, au pire des nantis qui ne sont pas nécessairement les moins vils. Tous ont leurs raisons d'être là. Pour certains c'est leur moyen de subsistance, d'autres n'ont pas le choix, d'autres encore rêvent d'honneurs et de fortune, et peut-être qu'il y en a qui rêvent de liberté...

Cette histoire fait état de la brutale réalité des traversées de l'époque. C'est sauvage et cruel voire monstrueux. Et un degré en dessous, sale et pestilentiel. Il y a ceux qui craignent Dieu et ceux qui craignent bien plus les hommes. Il y a la cruauté du commandement, la soumission de l'équipage, jusqu'au jour où...

J'ai aimé l'histoire, j'ai aimé les dessins, j'ai aimé les textes, j'ai aimé la diversité des personnages, j'ai aimé l'ambiance crépusculaire, et je n'ai pas le moins du monde été dérangée par les noms francisés car je ne m'en suis pas rendu compte.
Et j'ai une énorme frustration, c'est que je n'ai pas la suite, le tome 2. Mais il vient de sortir, donc... SUS À LA LIBRAIRIE !!!

 

Citations :

Page 3 : « L’EXTINCTION DE L’ÂME »…

Avec des termes pareils, il en faudrait peu pour que ce phénomène décrit par Philippe Zimbardo, professeur de psychologie à Stanford, nous fasse sourire ou nous renvoie au registre poétique. Il s’agit malheureusement d’un mécanisme mental aussi réel qu’effrayant. De la Saint-Barthélemy au génocide arménien, en passant par le massacre des Tutsi, la Shoah ou les sévices commis sur les prisonniers d’Abu Ghraib, Zimbardo décèle un effrayant fil conducteur d’enchaînements et de situations qui conduisent tous à la même horreur : l’arrêt complet de l’empathie d’un groupe d’humains associés à la suspension de leur jugement moral avec pour conséquences immédiates : sadisme et massacres.


 

Page 18 : Madame… Ces navires mènent plus vers les enfers que vers les indes ! Il n’y a pas un marin sur deux qui en revient ! Les pires vermines d’Amsterdam préfèrent le cachot à un séjour sur ces cimetières flottants ! Je vous en supplie… Seuls les désespérés embarquent sous les voiles de la VOC.


 

Page 37 : … Nous transportons les pires canailles qui soient…

Déserteurs français, mercenaires allemands, assassins de Monnickendam… rien ne manque. Ce n’est pas un équipage…

C’est une cargaison de poudre…


 

Page 42 : Ma chère, épargnons-nous les mensonges de la plèbe, voulez-vous. Soit votre Dieu existe et il a fait un monde où meurent les nouveau-nés et où les justes sont crucifiés. Nous devons alors voir la vérité en face : il se moque de nous.

Soit votre Dieu n’existe pas et là, je ne vois aucune raison de lui obéir.

 

 

 

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Mon avis : Âpre cœur – Jenny Zhang

Publié le par Fanfan Do

Traduit de l’anglais par Santiago Artozqui

 

Éditions Picquier

 

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Quatrième de couverture :

Elles ont 7 ou 9 ans à New York. Elles s’appellent Christina, Lucy, Frangie ou Annie… Elles partagent des lits à punaises et des parents chinois qui luttent chaque jour pour les nourrir, leur payer l’école et les faire grandir dans le rêve américain. C’est leurs voix qui nous parlent, spontanées, crues, bouleversantes, elles racontent une enfance dans les marges, le racisme et la violence quotidienne, et l’amour immense des parents qui les protège et les étouffe.
C’est ainsi qu’elles apprennent à sortir de l’enfance avec une audace et une soif de vivre qui éclatent à chaque page.
Des gamines inoubliables qui font valser les clichés de la littérature d’immigration, dans ce premier roman d’une énergie folle qui laisse le lecteur étourdi.

 

« Laissez tomber tout ce que vous êtes en train de lire, il n’y a qu’un seul livre, et c’est celui-ci. » The Times

 


Mon avis :
L'histoire commence de façon très crue et déprimante. Une famille chinoise immigrée à New York vit dans un taudis qu'elle partage avec les cafards. Pas de toilettes dans le logement, il faut traverser la rue pour aller à la station en face ou c'est sale, malodorant et souvent bouché. Cette famille déménage souvent, de taudis en taudis.
Par soucis d'intégration, les parents donnent à leur enfants des prénoms occidentaux à utiliser à la place de leurs prénoms chinois.

Christina, qui trouve que le hamburger est le repas le plus fantastique au monde, nous raconte, du haut de ses sept ans, son Amérique, celle des immigrés, avec humour et une intelligence rare mais aussi avec un langage fleuri.
Puis c'est le tour de Lucy, terriblement sexualisée et narcissique alors qu'elle est encore une enfant. Sa famille à elle est généreuse et accueillante envers les asiatiques sans le sous qui arrivent en Amérique et ça l'insupporte. Elle se sent flouée de tout.
Frangie elle, ne raconte rien. C'est une victime...
Puis Annie nous fait faire un tour dans l'enfance de ses parents à Shanghai en 1966 où les descriptions qui nous sont données de la Chine font froid dans le dos, avant de revenir en 1996 avec la difficile adaptation à la vie américaine.
Et Jenny quinze ans, qui fait partie de ceux dont les parents ont réussi à grimper l'échelle sociale.
Mande qui prie Dieu pendant que ses parents athées se disputent, et qui trouve que sa vie est difficile parce que tout le monde l'embête.
Stacey et sa Nainai (grand-mère) à l'amour étouffant et vampirique.
Puis retour sur Xiao ning ning de son nom chinois…
Je leur ai, à toutes, trouvé des personnalités surprenantes, fortes, parfois caractérielles, avec un sens du détail acéré.
Ce qui m'a perdue un moment, c'est le changement de personnage au deuxième chapitre car rien ne l'indique au début. En fait, chaque chapitre donne la parole à une nouvelle fille.

Une narration particulière, des dialogues parfois étranges, des pensées encore plus, "Alors je la laissais ressasser à quel point j'aimais mon oncle, plus encore que manger des nouilles au beau milieu de la nuit, ce qui était la chose que je préférais faire.", font de ce roman quelque chose de spécial et souvent attendrissant. Car malgré les difficultés, le chagrin, la peur et les humiliations, il y a dans ce roman beaucoup d'amour. Et aussi des moments drôles qui m'ont bien fait rire.

Le point commun entre toutes ces gamines, outre le fait qu'elles viennent toutes de Chine, ou nées sur le sol américain de parents chinois, c'est qu'elles ont toutes l'air d'être un peu tordues. En réalité ce ne sont que des petites filles en souffrance, essentiellement liée à leur parents. Les pères ne sont pas à la hauteur des ambitions qu'ils avaient envisagées, voire promises, car de par leurs origines ils se heurtent systématiquement à un plafond de verre, et les mères geignardes ne cessent de déverser leur misère de vivre sur leurs filles et provoquent parfois sciemment des conflits de loyauté, par égoïsme. Mais sans doute que pour ces familles, quitter leur pays pour les États-Unis est un bouleversement terriblement violent. Ils ne rencontrent que le mépris, la honte, et la misère alors comment porter ses enfants quand on n'en peut plus soi-même ? Deux cultures aux antipodes l'une de l'autre, dans lesquelles le roman nous immerge vraiment. Une histoire qui nous dit, un temps, que le rêve américain est au mieux une utopie, au pire un mensonge. Mais cette histoire nous parle aussi tellement puissamment de ces gens venus d'ailleurs et qui ont, enfants ou adultes, un tel besoin d'amour, un tel besoin de reconnaissance, un tel besoin d'être vus, de se sentir exister dans le regard et les actes des autres. J'ai trouvé tant de beauté dans ce que nous raconte là 
Jenny Zhang, notamment sur la famille.
C'est un roman sans concession mais qui force l'admiration. Il nous parle de culture chinoise et d'immigration, de nomadisme et d'adaptation. Je l'ai adoré ! jusqu'aux remerciements, tellement touchants.

 

Citations :

Page 19 : Le pire, c’était quand j’avais cinq ans et qu’on habitait à Washington Heights dans une chambre qu’on partageait avec d’autres familles et où il y avait tellement de matelas qu’on ne voyait plus le sol, et ma peau me grattait comme s’il y avait des petites fourmis armées de brindilles enflammées qui faisaient la roue et des triples saltos partout sur mon corps. Tout le monde disait que c’était normal de vivre ,l’enfer lors de sa première année en Amérique, mais personne ne nous avait prévenu pour la deuxième.

 

Page 52 : Je l’ai laissée me soulever, même si j’étais trop grande et qu’elle était trop maigre, parce que je savais à quel point ces moments étaient brefs et le seraient toujours, et si j’avais encore une chance d’être dans les bras de ma mère, je n’allais pas la laisser passer, je ne la laisserais jamais passer.

 

Page 55 : Même si je ne connaissais qu’un seul garçon plus petit que lui, je voulais que Jason, qu’on surnommais Crevette Man ou parfois Petite Crevette, devienne mon petit ami, et c’était la chose la plus facile du monde. Tout ce que j’avais à faire, c’était rien, parce que j’incarnais, j’irradiais et j’exsudais une beauté ahurissante qui faisait perdre l’esprit, tourner la tête, tendre le cou et battre le cœur. J’étais la plus belle fille de CM1.

 

Page 63 : Pendant l’interminable été au cours duquel Frangie était ma « cousine », avant le début du CM1, mon frère faisait bouillir des raviolis chinois surgelés que mes parents stockaient dans le congélateur, ou il nous réchauffait des pizzas au micro-ondes, ou, quand il était de bonne humeur, il préparait une omelette ou des nouilles sautées sur lesquelles il cassait un œuf quand le bouillon était bouillant, tandis que Frangie et moi on regardait des séries où un mot sur deux était « bip, espèce de bip bip bip, je vais bip sur ton bip de trou, tu mérites qu’on te bip tellement fort que je devrais te bip tout de suite, et bip, n’essaie pas de m’empêcher de te bip, parce que je vais te bip ton bip bip bip de cerveau à l’envers. Alors bip, suce ma bip comme tu aurais dû le faire dès le début, espèce de bip de bip de merde. »

 

Page 82 : Alors il valait mieux la laisser tranquille, même si ça voulait dire que je devais rester toute seule sans lui dire qu’elle me manquait, parce que ça la stressait de le savoir. Ne comprenions-nous pas que l’unique raison pour laquelle mon frère et moi et tous les gens dans cette maison n’étaient pas déjà morts, c’était parce qu’elle, elle toute seule, portait notre fardeau sur ses épaules ?

 

Page 115 : Ta mère était un génie. Et alors ? Pour quoi ? Pour que ton père et moi, on vienne aux États-Unis parce qu’on lui avait proposé une bourse d’études ? Pour qu’on se rende compte qu’une bourse d’études, ce n’était rien ? Rien. Il n’y a pas d’artistes chinois aux États-Unis, tu le savais ça, Annie ? C’est comme un humain qui dirait qu’il veut voler avec les faucons. Tu ne peux pas ! Tu n’es pas de la bonne espèce. Alors ton père a échoué. Il n’avait aucune chance et il a échoué. Et on a dû vivre comme des animaux, entassés dans une pièce avec cinq matelas par terre.

 

Page 116 : J’étais censée continuer à faire des films, mais je n’étais pas née à la bonne époque. Tu sais ce qui est arrivé à tous les gens géniaux avec qui j’ai grandi ? Ils sont allés en prison. Ils ont été torturés. Ils ont été condamnés aux travaux forcés et ils ont travaillé jusqu’à la mort. Littéralement jusqu’à en mourir. Tu as déjà vu quelqu’un littéralement tomber raide mort de fatigue ? Tu as déjà vu quelqu’un pleurer à mort ? Littéralement pleurer… à… mort ! Ces gens s’ôtaient la vie pour couper court à leurs malheurs. Ces gens, ils étaient escamotés.

 

Page 165 : À présent, ma mère commençait et finissait la journée avec une chanson, le micro dans le creux de la main, qu’il soit branché ou non, en nous donnant la sérénade avec des chansons de sa chanteuse préférée, Teresa Teng, la pop star taïwanaise angélique qui avait été l’amante de Jackie Chan l’espace d’une minute vers la fin des années soixante-dix.

 

Page 173 : C’était ma mère qui l’avait bordé dans son lit et qui lui avait dit qu’il existe une sorte d’amour dans le monde qui ne survit que lorsque personne n’en parle, et que c’était pour cette raison qu’il n’avait pas besoin de s’inquiéter, parce que ma grand-mère ne serait jamais le genre de mère qui prend ses enfants dans ses bras pour leur dire à quel point ils sont magnifiques, intelligents et talentueux. Elle les réprimanderait toujours, elle les ferait se sentir inférieurs, elle leur montrerait que ce monde n’allait pas être tendre avec eux. Elle ne laisserait personne faire souffrir ses enfants ou les effrayer mieux qu’elle, et pour elle, c’était une forme de protection.

 

Page 190 : La seule chose qu’on ne mettait jamais sur le tapis, c’était l’argent, comment j’avais convaincu mes parents de dépenser presque six mois de salaire pour m ‘envoyer en Californie, couvrir les frais d’inscription, de gîte et de couvert, comment je leur avais vendu la nécessité de tout ceci. Je ne pensais au fait que le premier véritable voyage de l’un et l’autre avait eu lieu quand ils avaient quitté Shanghai pour les États-Unis, avec rien de plus en poche que huit œufs durs, cinquante dollars que les services de douane leur avaient confisqués à leur arrivée et une valise pleine de casseroles, de poêles et qui contenait même un balai cassé, de peur de ne pas trouver ces choses-là en Amérique, ou de ne pas pouvoir se les payer. Et de toute façon, ce voyage ne faisait pas d’eux des voyageurs, du moins pas à la façon dont les gens que j’avais rencontrés à Stanford considéraient les voyages ; il faisait d’eux des immigrants, des assistés.

 

Page 248 : J’aurais voulu apprendre à parler la prière bien plus rapidement que j’avais appris à parler l’anglais, mais putain, qu’est-ce que c’était dur ! C’était comme la fois où j’avais décidé de chercher dans le dictionnaire chaque mot que je ne connaissais pas dans Le secret de Terabithia, ce qui incluait des mots comme « copyright », « réservé », « marque déposée », et « dédicace » avant même d’avoir commencé à tourner la première page numérotée. Au bout d’une heure, je n’avais lu que deux pages sur les trente qu’on nous avait données, et j’étais presque inconsolable. À force de faire des allers-retours entre le livre et le dictionnaire, je voyais flou, et le pire, c’était quand la définition du mot contenait des mots dont je devais regarder la définition. Pour comprendre la définition de « mépris », j’avais dû regarder ,celle de « dédain », « morgue », « arrogance », « dégoût », « dérision » et « superbe » — pratiquement chaque mot à part les articles, et dans chacune de ces définitions, il y avait d’autres mots dont je devais regarder la définition, et ainsi de suite, jusqu’à ce que je les ai toutes regardées, et à ce moment-là, il fallait retracer la signification des mots en sens inverse jusqu’à la première définition où je les avais trouvés. Le temps de remonter jusqu’à « mépris », j’étais tellement embrouillée que j’ai dû passer au mot suivant sans avoir compris ce que ça voulait dire.

 

Page 301 : J’étais en primaire, et ma puberté pathétique a frappé comme un éclair au milieu de la nuit — subitement, je voyais mon environnement tel qu’il était : hideux et menaçant. Je n’avais ni amis ni vie sociale ni centres d’intérêt ni talent ni poitrine ni dents bien alignées ni capital sympathie ni vêtements normaux ni charme et, chaque jour, je rentrais à la maison lestée du poids de mes peurs.

 

Page 341 : — Bizarre. Je ne comprends pas comment ça marche, le feng shui.

C’est du simple bon sens, a dit mon père. Ça consiste à faire attention à son environnement. C’est comme un don pour la paresse qu’ont les Américains. Personne ne leur a appris à tirer au flanc à leur travail. Personne ne leur a appris à se débrouiller pour faire le moins de boulot possible, et pourtant, ils sont les meilleurs du monde à ce petit jeu-là. Ils ont ça dans le sang. Pour nous, faire attention au feng shui, c’est pareil. C’est inné.

 

 

 

 

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Mon avis : Noone ou le marin sans mémoire – Yann Verdo

Publié le par Fanfan Do

Éditions du Rocher

 

Mon avis sur Insta c'est ici

 

Quatrième de couverture :

Londres, 1889. Dans un monde victorien où se croisent riches oisifs et damnés de la terre, Oscar Klives, jeune médecin idéaliste, a renoncé à une carrière de neurologue pour se mettre au service des déshérités dans un hospice de l'East End.


Un des miséreux qu'il examine, William Noone, se présente malgré son grand âge comme un homme de trente-deux ans. Pour Noone, qui se dit marin et se croit en 1847 dans un port irlandais, prêt à appareiller, le temps s'est arrêté.

 

Cherchant à comprendre ce cas exceptionnel, le médecin consigne ses observations dans un journal et finit par traverser l'Atlantique sur les traces de son patient.
La découverte du destin du marin sans mémoire va bouleverser sa vie…


Dans un style admirable, un premier roman nourri d'humanisme, qui interroge les mystères de la mémoire et de l'identité.

 


Mon avis :
Londres - 20 avril 1889. Dans un hospice, arrive William Noone qui se croit en 1847. L'homme se pense quarante-deux ans plus tôt, mais comment donc est-ce possible ? C'est la question que se pose Oscar Klives, le jeune médecin qui l'a pris en charge. Après plusieurs tests il comprend que la mémoire immédiate de cet homme n'a qu'une durée de vie très courte, quelques minutes à peine avant de s'effacer. Il va chercher à comprendre à quel moment et en quel lieu les souvenirs de ces homme se sont arrêtés, et pourquoi.

Présenté à la manière d'un journal, jour après jour, le docteur Klives fait part de ses réflexions sur le cas Noone et sur ce que celui-ci lui raconte de sa vie et plus précisément de sa vie de marin, jusqu'à ses trente-deux ans, âge qu'il est persuadé d'avoir. Ce trou de quarante-deux années dans la vie du vieux marin tourne à l'obsession chez le médecin. Il est plein d'empathie pour ce pauvre homme qui a cessé d'avoir des souvenirs, donc plus de présent ni d'avenir. Il a tellement envie de savoir ce qui s'est passé dans ce laps de temps et pourquoi tout s'est arrêté là. Mais comment faire ? À mesure qu'il enquête, une infinité de questions se posent. Ses conjectures sur le cas Noone, étayées ou infirmées lors de sa rencontre avec le Professeur Chandler, amènent de nouvelles hypothèses.

Et si les théories n'amènent pas de réponses satisfaisantes, pourquoi ne pas tenter la pratique ? C'est ainsi que le bon docteur Klives part sur les pas de Noone à la recherche de sa mémoire et prend la mer à bord du RMS Alexandrina, léviathan d'acier. Il compte aller en Gaspésie chercher les réponses à l'amnésie de son patient.

Son périple nous mène de la petite Nantucket au Cap-des-Rosiers et Rivière-aux-Renards, en passant par le lieu-dit Petit-Cap-aux-Os, L'Anse-aux-Griffons, la Baie des Chaleurs... tous ces noms qui sonnent comme une invitation à la découverte de la terre de nos lointains cousins les québécois. Il trouvera des réponses...

J'ai tout de suite été captivée par cette histoire qui traite d'un sujet fascinant autant que terrifiant : l'amnésie. La mémoire, "le plus tortueux et labyrinthique des palais" est d'une "complexité inextricable." de nombreuses questions existentielles sont posées, très troublantes. La mémoire fait de nous des êtres pensants, capables de se projeter, de construire. Mais l'absence de mémoire, c'est une sorte de prison, un mur immense et infranchissable, l'absence totale d'avenir, un puits sans fond.
La question que je me suis posée est, est-ce qu'on en sait plus aujourd'hui qu'au XIXe siècle sur ce sujet. On sait que la nature a horreur du vide et qu'elle comble les trous, ce qui nous amène parfois à raconter des souvenirs erronés en toute bonne foi. de plus, il y a tant de causes possibles à l'effacement de la mémoire !
Ce roman pose des questions à rendre insomniaque, car, y'a-t-il des réponses ?

Il y a quelque chose de poignant dans la quête de ce médecin humaniste plein d'abnégation. Cependant, de découvertes en rebondissements il va se trouver souvent face à des dilemmes et aura à faire des choix parfois délicats. Lui qui pensait sa petite vie insipide, se sent face à un Everest depuis sa rencontre avec ce "vieillard cirrhotique et claudicant" qui n'a plus toute sa tête.

La plume est belle et semble coller parfaitement à l'idée que je peux me faire du style de l'époque. C'était comme si j'y étais. C'est une vraie belle histoire, débordante d'humanité. J'ai énormément aimé ce roman qui nous plonge dans le XIXe siècle, celui de Joseph Merrick (Elephant Man) et Jack l'éventreur, cette époque où les connaissances sur la psyché étaient en plein tâtonnements, entre les indigents et leur très grande misère et le reste de la société.
Quant à la mer, elle est omniprésente tout le long de cette histoire même si tout le récit ne se passe pas que sur les flots.

 

Citations :

Page 45 : Journée creuse et morne, parfaitement, supérieurement, superlativement morne, comme il n’en existe qu’en Angleterre.

 

Page 59 : « Je vous l’accorde, William. Vous n’êtes pas le seul marin qui se trouve en ce moment à Londres. Mais les autres ne m’intéressent pas.

Et pourquoi donc que moi, je vous intéresse tant ?

Je vais vous le dire. En tant que médecin, je m’intéresse à vous parce qu’il semble que vous ayez… (Je cherchais des mots un instant, soucieux d’éviter tout jargon mais aussi et surtout de ne pas l’effrayer.) Il semble que vous ayez un problème de mémoire.

Ah ça, oui, c’est bien possible ! Ça s’emmêle pas mal là-dedans, par moments, ajouta-t-il en se tapotant la tempe avec l’index.

 

Page 105 : Les songes sont des fleurs si fragiles, si promptes à se flétrir une fois exhalé leur ineffable et évanescent parfum ! À peine écloses et déjà séchées…

 

Page 157 : Ne connaître de toute son existence que le vent et l’écume, le miroitement du soleil sur les eaux, le frétillement des poissons dans son bec ! Ne connaître que la nécessité de se nourrir, encore et toujours ! Et ne pas connaître l’ennui, ce triste lot de l’homme !

 

Page 182 : Combien de femmes dont les maris ont disparu en mer ont-elles un jour pleuré au pied de cette statue perdue dans l’immensité ? Combien de plaintes poignantes se sont élevées là, emportées à tout jamais par le vent et le bruit de la mer ?

 

Page 207 : Hélas ! La vie n’est pas la littérature ; la première est toujours par quelque côté plus décevante, plus courte, plus sèche que la seconde — et pourtant celle-ci ne vaut que par ce qu’elle nous dit de celle-là, que dans la mesure où elle l’éclaire et lui donne du relief…

 

Page 259 : Pauvre Campbell… Lui qui avait la foi si chevillée au corps n’aura pas eu le temps de recevoir les derniers sacrements. Il est mort en dégorgeant une ultime obscénité, dans une posture aussi risible qu’offensante pour la pudeur. En passant le voir tout à l’heure à la morgue, je me suis demandé si Dieu, son Dieu, lui tiendrait rigueur de son irrépressible coprolalie. S’Il lui pardonnerait cette ordure dans laquelle la maladie l’aura fait se vautrer jusqu’à son dernier souffle, s’Il accueillerait cette âme souillée sans qu’il en soit de sa faute, et que l’absence de prêtre à l’heure fatale n’aura pas permis de purifier par l’extrême-onction.

 

Page 296 : Quand les vivants qui ont connu les morts meurent à leur tour, quand plus aucun d’entre eux n’est là pour entretenir leur tombe et honorer leur mémoire, ces morts du temps passé meurent une deuxième et dernière fois. Peu de temps sépare la mort organique de cette seconde mort définitive qui est la seule vraie et dont le nom est l’Oubli — une génération à peine, l’homme est si peu de chose !

 

 

 

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