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lecture commune

Mon avis : Bien-être -Nahan Hill

Publié le par Fanfan Do

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nathalie Bru

 

Éditions Gallimard – DU MONDE ENTIER

 

Mon avis sur Insta c'est ici

 

Quatrième de couverture :

À l’aube des années 1990 à Chicago, en pleine bohème artistique, un homme et une femme vivent l’un en face de l’autre et s’épient en cachette. Rien ne semble les relier — elle est étudiante en psychologie, lui photographe rebelle. Mais lorsqu’ils se rencontrent enfin, le charme opère et l’histoire d’amour démarre aussitôt entre Elizabeth et Jack. Ils ont la vie devant eux et, même si leurs rêves et leurs milieux divergent, ils sont convaincus que leur amour résistera à l’épreuve du temps.
Mais qu’en est-il vingt ans plus tard ? Une fois que le couple s’est embourgeoisé, qu’il se débat avec un fils tyrannique, que le désir s’éteint à petit feu et que les rêves s’oublient ? L’achat d’un appartement sur plan devient alors le révélateur de tous les désaccords entre Elizabeth et Jack. Au fond, étaient-ils faits l’un pour l’autre ?
Bâti avec de malicieux va-et-vient dans le temps, Bien-être est la fresque épatante d’un amour dont le décor, Chicago, perd son âme à mesure que les sentiments s’abîment. Nathan Hill y décortique le couple et l’état de la middle class avec un panache, une ingéniosité et un humour irrésistibles. Du grand roman américain au souffle palpitant.

 

 

Mon avis :
Un homme et une femme qui habitent l'un en face de l'autre, ne se connaissent pas et s'épient en fantasmant l'amour de toute une vie. C'est le début d'un amour où les deux protagonistes sont persuadés d'être faits l'un pour l'autre et de s'aimer toute leur vie. Rien de plus banal... c'est immédiatement l'osmose, deux âmes sœurs qui se comprennent.

Puis on se retrouve vingt ans après, un mariage et un enfant plus tard, au cœur de ce couple dont on se dit que tout compte fait il y a eu une erreur de casting tant finalement ils semblent différents. Où peut-être le sont-ils devenus. Une épouse et mère plutôt psychorigide, un époux et père plutôt le contraire et un enfant, Toby, caractériel. Je n'ai pas pu m'empêcher de me demander qui en était responsable, et ma déduction de l'affaire n'a pas été très sororale. Cette mère est exaspérante tant elle veut (trop) bien faire.
Le point commun de Jack et Elizabeth c'est que chacun cherche la perfection dans des théories pensées par d'autres, Elizabeth victime d'une société du 
bien-être, Jack de son besoin viscéral d'être aimé. Tout ce que fait Elizabeth se retourne contre elle sans qu'elle ne s'en rendent vraiment compte, et de son côté, Jack se donne beaucoup de mal pour, euh, rien en fait. Et Elizabeth construit sa vie en se référant constamment à des écrits qui expliquent les meilleurs comportements à avoir. Et ça ne fonctionne pas avec son fils, enfant tyrannique et explosif.
Et puis il y a Brandie, épouse et mère comblée, qui affiche son bonheur insolent sur les réseaux sociaux en donnant une image idyllique de sa vie. Kate, qui prône l'amour libre tant, selon elle et son mari, c'est le seul moyen de ne pas se lasser de la vie de couple. Puis Benjamin et son obsession de la pureté du corps, qui avale des potions plus étranges les unes que les autres. Il est aussi beaucoup question du pouvoir et de la malléabilité du cerveau, cet organe qui est en réalité le grand chef des armées. La famille, l'amour, les deux entremêlés, et l'usure du temps, ce rouleau compresseur qui agit sur les corps et sur les âmes. C'est drôle et consternant à la fois.

Dans ce roman, on passe sans cesse d'une époque à l'autre, l'enfance puis la vie étudiante jusqu'à la quarantaine, ce qui nous permet de mieux appréhender les personnages en découvrant leur histoire douloureuse. C'est très efficace mais le contraste entre les débuts idylliques et le train-train quotidien vingt ans plus tard, ça met une grosse claque à la vision de "l'amour toujours".

Pendant un certain temps j'ai ressenti beaucoup de stress à cette lecture. Sans doute que tous ces gens qui cherchent le 
bien-être à tout prix, qui affichent leur bonheur sur les réseaux sociaux, cette quête totalement biaisée de ce que doit être la vie m'a montré à quel point trop de gens sont à côté de leurs pompes. Car certains veulent avoir la plus belle maison, être un couple que tout le monde envie, les plus beaux enfants et aussi les plus intelligents, une voiture luxueuse, des vacances de rêve, être enviés et admirés et finalement passent à côté du vrai bien-être. Tous ces gens qui rêveraient que la vie soit une longue et grande fête ignorent que le bonheur est simplement l'absence de malheur.

Nathan Hill raconte le temps qui passe et les désillusions qui l'accompagnent avec talent et acuité. Mais je crois que c'est justement cette acuité qui m'a fait passer une partie de cette lecture avec le cœur dans un étau. J'ai trouvé ça tellement cruel la dissection de ces tristes vies. C'est peut-être l'état du monde actuel qui m'a empêchée, jusqu'à un certain point, de voir le côté jubilatoire que beaucoup ont trouvé dans ce roman. Je trouve qu'on a perdu de vue l'essentiel et qu'on n'arrive pas à revenir en arrière, comme si tout n'était que fuite en avant. Cependant, il y a beaucoup d'humour et même des moments hilarants. Car arrivée quasiment à la moitié, je me suis énormément amusée. Et là, OUIIII !!! j'ai trouvé ce récit jubilatoire ! Et je dois dire que j'ai adoré Jack, petite herbe verte et aimable qui a réussi à pousser dans le purin, avec des parents insupportables, voire toxiques mais heureusement avec une sœur qui a su lui montrer la beauté. Quant à Elizabeth, vraiment elle se donne du mal...

Mais au fond, jusqu'où serions-nous prêts à aller pour sauver notre couple de l'ennui, faire rejaillir le feu d'un amour qu'on croyait devoir durer toujours ? Et que faire de ces valises qu'on se trimballe depuis la naissance et des traumatismes bien rangés à l'intérieur ?
Ce roman nous fait passer par de nombreuses phases, qui vont de l'exaspération à l'incrédulité, en passant par de l'émotion, de la tristesse, de la joie et du rire.

Le livre refermé, j'ai eu l'impression d'avoir été bombardée de particules élémentaires car 
Nathan Hill m'a emmenée dans des recoins de l'humanité où je ne m'attendais pas à aller, comme si plein de petits bouts d'humains arrivaient pour s'amalgamer et devenir des échantillons de mes semblables qui se débattent dans notre époque hyper connectée, entre algorithmes, complotisme et réseaux sociaux, mais aussi placebos et pouvoir du cerveau, injonction au bonheur et à la réussite à tout prix, sans oublier la boboïsation de quartiers autrefois populaires ainsi que l'érosion des sentiments, l'ennui conjugal et la recherche d'un regain d'étincelles. Tout y passe et c'est fascinant.
Mais quel roman !!!

 

Citations :

Page 51 : Et ça, comprennent-ils en se regardant dans les yeux, stupéfaits, c’est ce qui explique pourquoi ils ont à ce point l’impression de déjà se connaître, pourquoi ils se sont reconnus et si facilement compris : ils sont tous les deux à Chicago pour devenir orphelins.

 

Page 77 : Le voir ainsi réveillait une douleur familière. À huit ans, Toby était « le nouveau » et Elizabeth se souvenait comme si c’était hier de ce que ça faisait. Enfant, elle avait souvent été la nouvelle, elle aussi, et elle éprouvait toujours dans son corps l’anxiété et la détresse qui accompagnaient l’arrivée en pleine année scolaire dans un lieu inconnu, où les structures sociales étaient déjà constituées, les cliques déjà bien établies. Chaque fois, Elizabeth arrivait en paria, en pestiférée, une curiosité errant bêtement dans les couloirs à la recherche d’un casier, toujours en retard en cours de plusieurs minutes, toujours confrontée à ce sentiment oppressant d’être sans cesse observée, évaluée, jugée. Confrontée à l’horreur que ressent l’étranger dans une cantine où presque toutes les places sont prises. Au choix terrible entre rester assis dans son coin comme un lépreux et quémander son admission dans un groupe — « je peux m’asseoir là ? » — au risque de se prendre, devant tout le monde, le râteau de l’humiliation éternelle.

 

Page 103 : Des années plus tôt, il était tombé amoureux d’exactement ces qualités-là — son indépendance, sa force, son autonomie —, mais c’est précisément ce qui lui donnait aujourd’hui l’impression d’être « périphérique », comme condamné à attendre, les bras ballants et en ruminant ses doutes, qu’elle veuille enfin avoir besoin de lui.

 

Page 159 : Elle prit enfin la mesure de l’étrange paradoxe qu’il y avait à être parents : c’était parfaitement accablant et à la fois étrangement réconfortant. Ça dévorait autant que ça comblait.

 

Page 206 : Elle avait choisi, volontairement, librement, d’avoir un enfant, elle avait donc aussi choisi de tirer un trait sur un nombre incalculable de petits luxes et conforts en tout genre : des nuits entières de sommeil réparateur, une maison propre et bien rangée, un revenu disponible, des jours indolents et détendus sans conflits ni colères.

 

Page 217 : Assis à côté de sa mère le dimanche matin, Jack écoutait ces sermons et, chaque fois que le pasteur se lançait dans sa diatribe contre l’avortement, qui devenait plus hargneuse au fil des ans et recueillait toujours plus d’assentiment des paroissiens, Ruth se tournait vers son fils avec cet air de dire Tu as vu la chance que tu as ?. Comme pour sous-entendre que si elle n’avait pas, par hasard, été exposée aux obsessions de ce pasteur en fréquentant la Calvary Church, elle aurait sans l’ombre d’un doute avorté. La Calvary Church avait littéralement sauvé la vie de son fils et le lui dire était son étrange façon d’essayer de le convertir.

 

Page 289 : J’ai besoin d’un endroit pour me recalibrer, tu sais ? Un endroit où éliminer le bruit et m’aligner avec mon niveau supérieur. Mike me l’a construite, ma pièce calme. C’est là que je fais mes affirmations, que j’écoute mes subliminaux, que j’allume des bougies d’intentions, que je visualise.

 

Page 427 : C’était toujours la même histoire : elle ne savait plus comment être proche de Jack sans se sentir submergée et étouffée par ce qu’il attendait d’elle.

 

Page 569 : La mort avait une façon de rendre insignifiants tous les autres sujets.

 

Page 600 : — D’accord, eh bien, voilà ce que mon petit doigt me dit : tout le monde a l’impression, dans une certaine mesure, d’avoir un côté bizarre, non ? Une sorte d’énergumène intérieur. Une part de soi en décalage avec ce qu’on s’accorde tous à trouver, entre guillemets, « normal ».

Oui, je suis d’accord.

Et certains entretiennent de bonnes relations avec l’énergumène en question. Ils le chérissent, se prêtent à son jeu, le laissent faire surface de temps en temps, s’en délectent. Ce sont eux qui adorent les miroirs déformants. Ils voient cette version monstrueuse d’eux-mêmes et se disent : Oui, ça aussi c’est moi ! Ils l’acceptent.

 

Page 607 : Les gens ne font pas une expérience paisible et tranquille du monde. Nos vie n’ont jamais été si dénuées de menaces physiques immédiates, et pourtant nous ne nous sommes jamais sentis aussi menacés. Et ce parce que, au quotidien, avec toutes les responsabilités qui nous incombent, au travail, en famille, pris dans le tourbillon d’informations, de nouvelles, de tendances et de baratin, face aux millions de choix qui se présentent, face à toutes les horreurs du monde dont la télévision, les ordinateurs et les téléphones nous abreuvent en continu, nous nous sentons surtout anxieux, inquiets, précaires, vulnérables – ce qui n’est pas bien différent de ce que nous ressentirions en cas de vraie famine, ou si nous étions vraiment pourchassés par un lion.

 

 

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Mon avis : L’île des âmes – Piergiorgio Pulixi

Publié le par Fanfan Do

Traduit de l’italien par Anatole Pons-Reumaux

 

Éditions Gallmeister

 

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Quatrième de couverture :

Depuis plusieurs décennies, la Sardaigne est le théâtre de meurtres rituels sauvages. Enveloppés de silence, les corps de jeunes filles retrouvés sur les sites ancestraux de l’île n’ont jamais été réclamés. Lorsque les inspectrices Mara Rais et Eva Croce se trouvent mutées au département des “crimes non élucidés” de la police de Cagliari, l’ombre des disparues s’immisce dans leur quotidien. Bientôt, la découverte d’une nouvelle victime les place au centre d’une enquête qui a tout d’une malédiction. De fausses pistes en révélations, Eva et Mara sont confrontées aux pires atrocités, tandis que dans les montagnes de Barbagia, une étrange famille de paysans semble détenir la clé de l’énigme.
La première enquête de Mara Rais et Eva Croce nous plonge dans les somptueux décors de la Sardaigne, au cœur de ténèbres venues du fond des âges.

 


Mon avis :
1961. le corps d'une femme suppliciée, est trouvé par Angheleddu, le chien, que son instinct empêche d'approcher. L'enfant l'a vue mais n'en parlera jamais, par peur de l'ogre...
2016. L'inspectrice en chef Mara Rais, forte tête et grande gueule est mutée à l'unité des crimes non élucidés, ce qui est pour elle une punition. Elle va avoir comme binôme Eva Croce, au look de métalleuse, dont on ne connaît pas les raisons de la mutation sur cette île, la Sardaigne, où personne ne veut aller. Cerise sur le gâteau, elles vont devoir s'intéresser aux enquêtes jamais résolues de l'inspecteur Moreno Barrali devenu la risée de la section homicides à force de vouloir faire rouvrir des dossiers. L'homme est en phase terminale d'un cancer et ses supérieurs ne supportent pas de le laisser mourir avec ses regrets sans avoir tenté de l'aider encore une fois à résoudre des vieilles affaires de meurtres rituels barbares restées sans réponse. Dans un premier temps, la rencontre entre les deux femmes va être assez agressive, bien loin de la sororité qu'on pourrait espérer.

En Barbagia, il y a le clan Ladu, que beaucoup disent consanguin. Il vivent à l'écart, avec leurs règles et un mode de vie plus ou moins ancestral, des traditions millénaires. Et nous voilà plongé dans quelque chose de fascinant, où le temps semble suspendu à la volonté primale de la nature. Car il y a quelque chose hors du temps dans ce lieu qui semble être resté partiellement à l'abri du monde moderne, de la civilisation. de rites et sacrifices obscures accompagnés de masques de carnaval sarde, en puits nuragiques, sources sacrées et autres sites archéologiques, l'auteur nous emmène chez lui, dans sa Sardaigne natale, sur la piste d'un tueur en série : [...] masques zoomorphes, femmes nues devant des autels nuragiques et des menhirs, figures bestiales, cirques mégalithiques...
On est immergé dans ces lieux où une porte sur le lointain passé semble restée ouverte.

Deux victimes jamais réclamées, recouvertes d'une peau de mouton et d'un masque de taureau, une jeune femme disparue...
Ce roman, c'est une ambiance ésotérique, sépulcrale, toute une atmosphère de mystère, et l'histoire d'une terre qui n'a pas coupé les liens avec son lointain passé.

Des chapitres courts qui donnent un rythme alerte, un belle écriture, des personnalités intéressantes, ou exaspérantes, des flics obsessionnels hantés par les victimes, une enquête étalée sur des décennies, ce roman vous attrape et ne vous lâche plus. Un récit humainement très puissant par certains aspects. Captivant, enrichissant, instructif, ce fut une très belle découverte à travers ce noir périple historico-touristique d'un genre très spécial car le thème est extrêmement macabre, et 
Piergiorgio Pulixi nous emmène sur plusieurs pistes. Eh oui, c'est un polar !... qui se dévore !

 

Citations :

Page 24 : Partout règne un silence pénétrant. L’homme ne cherche pas à dominer la nature car il la craint. C’est une peur inscrite dans son sang, fille d’époques révolues. Il sait d’instinct que la nature gouverne le destin des hommes et des animaux, et il apprend vite à connaître et à traduire tous les faits naturels qui l’entourent, car, aussi étrange que cela puisse paraître, ce silence parle. Il instruit et met en garde. Il conseille et dissuade. Et malheur à celui qui ne témoigne pas la déférence attendue.

 

Page 48 : Le lien qui se tisse entre l’enquêteur et la victime d’un homicide est sacré. Il transcende la simple bureaucratie, les comptes rendus d’enquête, les rapports d’autopsie, les pièces à fournir au magistrat. Il devient quelque chose de beaucoup plus intime. Dans l’éventualité où l’affaire n’est pas résolue et où le bourreau reste en liberté, ce lien sacré, indissoluble, peut se muer en une obsession éreintante, impossible à fuir.

 

Page 194 : « On ne surmonte pas la douleur en l’éludant, mais en la traversant », lui avait répété son psy jusqu’à l’écœurement.

 

Page 260 : — Pauvre petite. Tes anciens collègues, ils sont comment ? C’est des gens sérieux ?

C’est une bande de têtes de nœuds machistes, gonflés de testostérone et pétris de préjugés.

 

Page 427 : Toutes les affaires d’homicides ne sont pas identiques. Certaines te collent à la peau pour toujours. Tu les portes en toi comme des cicatrices. Au bout de quelques années, elles cessent de te faire mal et tu n’y prêtes plus attention. Elles deviennent une partie de toi. Le tissu cicatriciel s’atténue au point que tu finis par ignorer sa présence. Mais il suffit d’un détail, d’une odeur, d’un regard ou d’un mot pour réinfecter la plaie, pour rouvrir la boite de Pandore que tous les enquêteurs ou presque gardent en eux, laissant libre cours à des souvenirs corrosifs et à une culpabilité aussi sournoise que des parasites intestinaux.

 

 

 

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Mon avis : Moby Dick – Herman Melville

Publié le par Fanfan Do

Traduit par Lucien Jacques, Joan Smith et Jean Giono

 

Éditions Folio classique

 

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Quatrième de couverture :

Considérez le cannibalisme universel de la mer, dont toutes les créatures s'entre-dévorent, se faisant une guerre éternelle depuis que le monde a commencé. Considérez tout ceci, puis tournez vos regards vers cette verte, douce et très solide terre : ne trouvez-vous pas une étrange analogie avec quelque chose de vous-même ? Car, de même que cet océan effrayant entoure la terre verdoyante, ainsi dans l'âme de l'homme se trouve une tahiti pleine de paix et de joie, mais cernée de toutes parts par toutes les horreurs à demi-connues de la vie.

Ne poussez pas au large de cette île, vous n'y pourriez jamais retourner.

 

 

Mon avis :
Moby Dick, cette baleine légendaire dont, je pense, tout le monde a entendu parler, est une histoire de vengeance entre un homme et un cétacé.
Ishmael, le narrateur, semble vivre un perpétuel maelström intérieur tant sa pensée paraît ne jamais devoir s'arrêter. Il nous entraîne derrière lui dans sa recherche d'un embarquement, sa quête du grand large, dans la chasse à la baleine. Il nous instruit sur quantité de choses de cette époque ou de la Bible : Jonas et la baleine, l'histoire de Queequeg le harponneur cannibale et de son peuple, les Quakers nombreux à Nantucket, l'antiquité et ses empereurs, la chasse à la baleine en elle-même jusqu'aux confins du monde et l'économie qu'elle a généré, la psychologie des différents membres d'équipage et leurs origines multiples… il semble que les connaissances d'Ishmael soient infinies, y compris en cétologie et tant d'autres sujets encore. Il nomme très souvent les gros cétacés du nom de Léviathan, ce qui ajoute de l'effroi au mystère des profondeurs. Ses références à la bible sont nombreuses, voire omniprésentes.

Ce roman offre de vrais moments de magie et de féerie historique et aquatique, d'angoisses aussi car l'océan est terrifiant, et tellement beau qu'il incite à la rêverie par moments, loin du tumulte terrestre. Les descriptions faites des océans m'ont évoqué un univers tout entier, empli de mystères invisibles et de dangers ultimes prêts à jaillir à tout instant. Et pendant ce temps, on attend 
Moby Dick qui se fait désirer. Achab, le capitaine unijambiste du Pequod, a un compte personnel à régler avec la baleine blanche qu'il va poursuivre à travers les vastes océans de la planète, entraînant son équipage, empreint d'une ferveur absolue qui confinera à la folie, dans sa quête. À travers ce besoin de revanche il m'a semblé que Achab cherchait à défier Dieu lui-même, car nul doute que ces hommes en ces temps étaient profondément croyants. Lorsque soudain un jet apparaît à l'horizon, c'est le signe qu'il est temps d'aller à l'affrontement. Moi la terrienne que l'océan effraie autant qu'il fascine, je pense que ces hommes étaient fous d'une certaine façon. Et ces nobles cétacés, seigneurs des océans et de leurs profondeurs, comment se fait-il qu'ils n'arrivaient pas à échapper aux hommes ?

Après cette lecture on en sait beaucoup plus sur les baleines, cachalots et autres cétacés et de tous les usages que l'on peut tirer de leurs dépouilles, mais aussi sur les termes propres aux marins, tel la hune, le gaillard d'avant, le gaillard d'arrière et la place qu'occupe les différents membres d'équipage, mais aussi sur toutes sortes de représentations des baleines, des plus fantaisistes aux plus réalistes, mais aussi sur les vastes prairies de "brit" et le mystérieux grand "squid" vivant, mais aussi la ligne… mais aussi la chasse et le dépeçage, le spermaceti… tant de choses, cela semble sans fin.

J'imaginais, en commençant, lire une histoire furieuse de quête enragée dans les eaux tumultueuses des différentes mers…
Je dois bien dire que je ne m'attendais pas à ça, encore marquée par le film vu dans mon enfance avec un Gregory Peck impressionnant en Achab ténébreux, un Queequeg tout scarifié que j'avais beaucoup aimé, une gigantesque baleine blanche et bien sûr Ishmael. Or ce roman parle de tellement plus de choses, avec humour parfois, et poésie, - "Le chanvre est un gars au teint basané et sombre, une sorte d'indien, tandis que la manille est belle à regarder comme un Circassien aux cheveux d'or"-, tant d'intelligence et une érudition universelle, je l'ai adoré !!! Par certains aspects il m'a évoqué 
Vingt mille lieues sous les mers tant les connaissances que l'auteur prête à Ishmael, qui se dit pourtant analphabète, semblent infinies, voire encyclopédiques, tout comme celles de Jules Verne. Ce fut une belle découverte !
C'est la possibilité d'une Lecture Commune avec huit autres fadas prêts pour l'aventure qui m'a définitivement convaincue de me lancer dans ce pavé qui me faisait un peu peur.
Alors, que du bonheur !?!?!... Presque ! J'ai souvent trouvé le temps long car ce roman est fait de très nombreuses digressions. Les chapitres ne sont quasiment que digressions. J'ai fini par trouver cela pesamment didactique et dès la page 450 j'ai eu hâte d'arriver au bout, par intermittence car certaines parties m'ont semblé interminables tandis que d'autre non : "Puisque j'ai entrepris de parler de ce léviathan, il convient que je me montre capable d'épuiser complètement le sujet, jusque dans les plus petites cellules de son sang, et de le décrire jusqu'aux derniers replis de ses entrailles." (page 589)
J'ai l'impression d'avoir fait un marathon, à la nage, dans tous les océans…
Pourtant, quel roman ! Mais aussi, quels carnages chez les baleines !

 

Citations :

Page 44 : Pourquoi les anciens Perses ont-ils tenu la mer pour sacrée ? Pourquoi les Grecs lui ont-ils donné un dieu particulier : le propre frère de Jupiter. Cela signifie bien quelque chose ! Et le plus beau de tout est encore dans cette histoire de Narcisse qui, désespéré par l’insaisissable et calme image qui se reflétait dans la fontaine, s’y jeta et fut noyé. Ce libre reflet de nous-mêmes, nous le voyons dans toutes les rivières et tous les océans. C’est le fantôme volant de la vie. Voilà la clef de tout.

 

Page 69 : Pourquoi ai-je fait tant d’histoires, pensais-je ; cet homme est une être humain tout comme moi, il a autant de raisons de me craindre que moi de le craindre. Mieux vaut dormir avec un cannibale sobre qu’avec un chrétien saoul.

 

Page 129 : Tout en refusant, par scrupule de conscience, de porter les armes contre les envahisseurs terriens, lui, il avait envahi, d’une façon illimitée, l’Atlantique et le Pacifique ; et, quoique ennemi juré du versement de sang humain, il avait, vêtu de son habit à corps droit, versé des tonnes de sang du léviathan.

 

Page 138 : Comme le ramadan de Queequeg, avec son jeûne et sa pénitence, devait continuer toute la journée, je préférais ne pas le déranger avant le commencement de la nuit. J’ai le plus grand respect pour les obligations religieuses de chacun, fussent-elles comiques, et je ne sous-estimais pas une congrégation de fourmis adorant un champignon vénéneux, ni même certaines autres créatures de notre globe, qui, avec une servilité sans exemple dans tout l’univers connu, courbent le dos devant le cadavre d’un propriétaire terrien, seulement parce qu’il est, malgré tout, encore le propriétaire de propriétés démesurées.

 

Page 189 : La vieillesse est toujours éveillée comme si, à mesure qu’il s’avance plus avant dans la vie, l’homme voulait s’éloigner de tout ce qui ressemble à la mort.

 

Page 258 : Influencés par les racontars et présages concernant Moby Dick, nombre de pêcheurs se rappelaient à son sujet les plus anciens temps de la pêche au cachalot, quand il était souvent difficile de persuader aux hommes pourtant habitués à chasser la Vraie-Baleine de s’embarquer pour les risques de cette lutte nouvelle et dangereuse ; — ces hommes disaient qu’on pouvait chasser d’autres léviathans avec quelque espoir de s’en sortir, mais que tirer la lance sur une apparition telle que le cachalot n’était point l’affaire des mortels ; que l’essayer équivalait à faire un prompt plongeon dans l’éternité.

 

Page 379 : Depuis quelque temps, dans la pêcherie américaine, la corde de Manille a presque complètement supplanté le chanvre comme matériel pour les lignes à baleine ; car, bien que n’étant pas aussi durable que le chanvre, elle est plus forte et de beaucoup plus souple et plus élastique ; et je veux aussi ajouter (puisqu’il y a une esthétique en toutes choses) qu’elle est plus belle et plus seyante au bateau que le chanvre. Le chanvre est un gars au teint basané et sombre, une sorte d’Indien, tandis que la manille est belle à regarder comme un Circassien aux cheveux d’or.

 

Page 406 : Je pense qu’au jour du Jugement, il sera plus admis qu’un Fidjien ait conservé un missionnaire maigre dans sa cave, que toi, gourmet civilisé et éclairé, qui cloues les oies à la terre et manges leurs foies gonflés dans ton pâté de foie gras.

 

Page 666 : Voyez, vous tous qui croyez en Dieu, en un Dieu toute bonté et en l’homme tout en mal, voyez ! Les dieux tout-puissants oublient la puissance de l’homme et l’homme, tout idiot qu’il soit et ne sachant pas ce qu’il fait, est néanmoins rempli d’amour et de reconnaissance.

 

 

 

 

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Mon avis : Les frères Lehman – Stefano Massini

Publié le par Fanfan Do

Traduit de l’italien par Nathalie Bauer

 

Éditions 10-18

 

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Quatrième de couverture :

11 septembre 1844, apparition. Heyum Lehman arrive de Rimpar, Bavière, à New York. Il a perdu 8 kg en 45 jours de traversée. Il fait venir ses deux frères pour travailler avec lui.

15 septembre 2008, disparition. La banque Lehman Brothers fait faillite. Elle a vendu au monde coton, charbon, café, acier, pétrole, armes, tabac, télévisions, ordinateurs et illusions, pendant plus de 150 ans. Comment passe-t-on du sens du commerce à l’insensé de la finance ? Comment des pères inventent-ils un métier qu’aucun enfant ne peut comprendre ni rêver d’exercer ?


 

 

Mon avis :
1844, Un homme, fils de marchand de bestiaux, partit de Bavière, il s'appelait Heyum Lehman. Quand il arriva à New-York il devint Henry Lehman, plus simple pour l'agent d'immigration qui ne comprenait pas. Son arrivée à New-York m'a donné un sentiment de renouveau et de liberté, d'un nouveau monde qui ouvre grand les bras et d'autre chose de vertigineux sans pouvoir définir quoi. le pays de tous les possibles sans doute.

Le texte est très étrange, écrit comme un poème sans rimes, avec parfois beaucoup de répétitions, des moments très drôles aussi, et on avance dans l'histoire des frères Lehman un peu sans s'en rendre compte, happé par le récit. On les voit peu à peu faire fortune grâce à leur incroyable talent pour la spéculation, d'abord  à Montgomery en Alabama, puis à New-York, la cosmopolite, le Graal !... avant la guerre de sécession qui met l'économie du pays par terre. Mais il y a des gens que rien n'abat et qui repartent de plus belle. Il y a une histoire de cerveau, de bras, de patate et de toupies qui m'a énormément amusée.

Étonnante famille qui sait calculer jusqu'à son temps de sommeil pour faire fortune. L'histoire Lehman Brothers est fascinante. Heyum Lehman, arrivé le premier aux États-Unis, a commencé à gagner de l'argent puis a fait venir ses frères, Emmanuel et Meyer. Les trois se sont mariés, ont eu des enfants et on a l'impression que l'unique but de leurs vies à tous était de travailler beaucoup et penser beaucoup pour gagner de l'argent, toujours plus d'argent, et à chaque génération ils étaient suffisamment doués et visionnaires pour y arriver. Doucement mais sûrement ils opèrent leur ascension sociale avec pugnacité, diversifiant sans cesse leurs champs de spéculations. Cependant, leur joie de vivre semble inversement proportionnelle à l'élévation de leur fortune. Ils sont sérieux et taciturnes. Des vrais croque-morts.
Pourtant ils donnent tous la sensation d'avoir un petit pète au casque, chacun fêlé à sa manière, ce qui rend l'histoire assez réjouissante. Comme par exemple la façon dont Arthur choisit sa future... Équations, algorithmes et autres formules mathématiques. C'est tellement drôle ! Ils sont fous ces Lehman !!! D'ailleurs leurs épouses sont toujours choisies de façon très pragmatique. Il semble même qu'elles ne servent qu'à la reproduction.

Le moins qu'on puisse dire, c'est que je les ai tous trouvés antipathiques, tous ces riches, ces femmes de riches, ces gosses de riches. de pères en fils ils sont d'un cynisme sans borne, sans scrupules et totalement machiavéliques, sans oublier les cent-vingt règles infâmes qui régissent leur philosophie familiale qui mettent au pas le rêveur si par inadvertance il y en a un. Mais au fond, des gens qui ne pensent qu'au fric peuvent-ils être sympathiques ? Et quelle étrangeté ces hommes qui ont tellement d'argent qu'ils n'en dorment plus...

On traverse la guerre de sécession et l'abolition de l'esclavage, la première guerre mondiale, la prohibition, le krach boursier de 1929, la deuxième guerre mondiale, la reconstruction, le maccarthysme, la guerre du Vietnam, l'assassinat de JFK, et la chute finale de l'empire Lehman, avec un intérêt qui ne faiblit jamais.

C'est fascinant de voir le monde qui rétrécit à mesure que la technologie avance. Voir les femmes trouver leur place dans le monde du travail, voir naître le droit du travail et des droits sociaux...

Le destin de ces hommes d'affaires qu'ont été les Lehman est absolument vertigineux. Et alors, quel style ! Quelle écriture !! Quel humour !!! Je suis sûre que, racontée autrement cette histoire m'aurait profondément ennuyée. Mais quel talent !!! Car, me faire avaler 900 pages de l'histoire d'une dynastie de banquiers, c'est du grand art !

 

Citations :

Page 26 : Pour vivre en Amérique, y vivre vraiment,

Il est besoin d’autre chose.

Il est besoin de tourner une clef dans une serrure.

Il est besoin de pousser une porte.

Et les trois — clef, serrure et porte —

se trouvent non à New York

mais à l’intérieur de votre cerveau.

 

Page 46 : Et le pire,

c’est qu’Abraham Lehman

marchand de bestiaux

adorait follement ses verdicts,

y voyant un concentré de sagesse exceptionnel,

seul remède à la dégradation de la création,

raison pour laquelle

en vertu d’un esprit purement altruiste

il les dispensait au monde

en exigeant un retour immédiat.

 

Page 136 : Emmanuel n’avait jamais vu New York.

Une ruche, songea-t-il à travers la vitre de la voiture

alors que des foules en tout genre

charrettes à cheval ou à bras

filaient autour de lui

New York

vendeurs

caisses et cagettes

enfants et vieillards

New York

Juifs orthodoxes et colonies de Noirs

prêtres catholiques, marins, Chinois et Italiens

New York

le gris des immeubles à façade de pierres

statues et jardins, fontaines, marchés

New York

prédicateurs et gendarmes

et encore animaux, chiens en laisse et errants

New York

poupées aristocratiques aux ombrelles ouvertes

loqueteux moribonds

sorcières cartomanciennes

New York

tambours

gentlemen anglais

poètes inspirés, soldats

New York

uniformes et tuniques

chapeaux et jupons

New York

bâtons et baïonnettes, drapeaux, étendards

tout et son contraire

en même temps

sans la moindre dignité : impudique et pourtant

grand, immense, sublime

New York

Baroukh HaShem !

 

Page 290 : Et bien que les Lehman

ne fussent guère puritains

ni baptistes, ni mormons, ni quackers,

tout le monde comprit

qu’à partir de maintenant

la vie sexuelle de la banque

serait

tendanciellement

chaste.

 

Page 338 : On a tenté de lui expliquer

qu’il s’agit d’une tradition

et qu’on ne jette pas les traditions,

cher Herbert, comme des vieilleries,

qu’une femme juive n’est pas l’égale d’un homme

même si

la mode new-yorkaise de la parole

s’est tellement infiltrée

que les femmes ont elles aussi

envie de parler

et font un sacré vacarme

sous le nom de suffragettes.

Tu veux changer le rite, maintenant ?

Herbert secoue la tête :

il conteste le fait

qu’un frère soit plus important

qu’une sœur.

 

Page 408 : Épouser une cousine

est vraiment

le minimum auquel on puisse arriver

en termes non seulement de paresse

mais aussi

de banalité sentimentale.

 

Page 444 : « Cher Emmanuel et cher Mayer

pour vous répondre je vais réfléchir avec vous

à la signification du mot âge.

Qu’est-ce que l’âge sinon un lieu de la vie

identique à l’espace

un territoire où nous vivons ?

Chaque âge est un pays, un village,

si vous préférez une nation

où chacun de nous doit transiter.

Et de même que chaque lieu du monde

possède un climat, une langue

un paysage particulier,

de même le vieillissement

signifie habiter une terre étrangère,

où les règles des pays précédents

ont tout simplement

perdu leur valeur.

À l’étranger

il faut apprendre une nouvelle langue

pour appeler le soleil le soleil

et la lune la lune :

alors seulement on saura

que le soleil est soleil sur toute la terre

y compris sur une terre d’exil

et que seul change

la façon de l’appeler.

En d’autres termes

avec les âges comme avec les pays

tout est inhospitalier tant qu’on est étranger

et tout est accueillant

quand on se transforme enfin

en citoyen. »

 

Page 571 : La première année que j’ai passée ici

il y avait trois mots sur toutes les lèvres :

vous avez dit 21 546 fois PROFITS.

J’ai entendu 19 765 fois RAPPORT.

Et 17 983 le verbe ENCAISSER.

 

Ces dernières années

ces mots ont disparu

du haut de ma liste.

INTÉRÊT a gagné le sommet avec 25 744 occurrences,

suivi par ACTIF, prononcé 23 320 fois.

Cela n’est pas du blabla,

c’est de la substance, cher cousin.

 

Page 678 : « Parler d’éthique avec un banquier est absurde.

Je te mets en garde, si tu veux le comprendre :

vous êtes en train de créer un système monstrueux

qui ne pourra pas résister longtemps.

Des industries partout, des usines partout :

à qui vendra-t-on si la plupart des gens sont pauvres ?

Vous aimez penser que l’Amérique est riche

imaginer le monde entier sur le chemin du bien-être

mais quand ouvrirez-vous les yeux ?

Quand il sera trop tard ? »

 

 


 

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Mon avis : Melnitz – Charles Lewinsky

Publié le par Fanfan Do

Traduit de l’allemand par Léa Marcou – Traduit avec le concours du Centre National du Livre

 

Éditions Le Livre de Poche

Lu en Lecture Commune

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Quatrième de couverture :

Melnitz renoue avec la tradition du roman familial du XIXe siècle : la saga des Meijer, une famille juive suisse, court sur cinq générations, de la guerre franco-prussienne à la Deuxième Guerre mondiale. 1871 : le patriarche Salomon, marchand de bestiaux, vit à Endingen, l’une des seules bourgades helvétiques où les juifs sont autorisés à résider. La famille commence son ascension sociale, sans jamais parvenir à s’affranchir du destin des exclus. 1945 : l’oncle Melnitz, revenu d’entre les morts, raconte. Il est le grand récitant de cette admirable fresque, hommage au monde englouti de la culture et de l’humour yiddish, tour de force romanesque salué comme un chef-d’œuvre par une critique unanime.

Prix du meilleur livre étranger 2008.

Un torrent furieux qui vous entraîne au bout de quatre jours (quatre heures ?) de lecture frénétique, au bout d’une histoire folle et forte, tour à tour comique et tragique. 

Philippe Chevilley, Les Échos.

 


Mon avis :
De 1871 à 1945, on suit la vie des Meijer, famille suisse de confession juive, discrète et affable. On se rend rapidement compte que le sort des juifs est à peu près partout le même, y compris en Suisse. Ils sont tolérés mais doivent rester dans leur coin sans faire de bruit. D'ailleurs les non juifs pratiquent un antisémitisme sans complexe, les ostracisent, s'adressent à eux comme s'ils étaient forcément sournois et cupides, ne cachent pas leur mépris et se permettent de leur parler de leurs "youpineries". Néanmoins la Suisse pratique un antisémitisme sans complexe comme tant d’autres pays.

L'humour des Meijer affleure au fil des pages, leur donnant un côté facétieux qui m'a fait sourire plus d'une fois. Une galerie de personnages dont la plupart sont très attachants, avec vraiment pour moi une préférence pour Zalman, tellement nature et foncièrement bon, mais aussi Arthur l'altruiste, Hinda la généreuse,  Désirée la rêveuse, le bon Pin'has, l'étrange Monsieur Grün, beaucoup moins Mimi, éternelle gamine totalement égocentrique. Mais voilà,  ses raisonnement sont drôles tant ils sont stupides. Et 
Melnitz. L'oncle Melnitz, absent et pourtant là, quand il le faut. Un sage, sorte de mousquetaire de la famille Meijer dans le genre un pour tous ! Il est inénarrable, taquin, espiègle, et tellement avisé et utile. Il est un peu la voix off qui nous permet de comprendre tant de choses, la mémoire de la famille, et du peuple juif.

À aucun moment ce pavé de 960 pages ne m'a paru long ! J'ai suivi avec un infini plaisir les joies et les peines de la famille Meijer sur plusieurs générations, leur réussite sociale, le mépris qu'ils ont eu à subir, leur désir de s'intégrer tout en étant systématiquement gardés à une certaine distance. J'ai appris beaucoup sur leur mode de vie, leurs rituels, et j'ai été impressionnée par la religion qui régit absolument tous les moments de la vie.

Ce roman, qui commence à la fin de la guerre avec la Prusse et se termine après la libération en 1945, qui nous fait traverser une page d'histoire de la Suisse, mais aussi de l'Europe, au coeur de la communauté juive, est réellement passionnant ! Et douloureux ! Et émouvant ! Et joyeux !!! On passe par toutes sortes de sentiments, liés entre autre aux tragédies de l'Histoire et à la fureur nazie mais aussi à l'intransigeance des religions qui parfois blessent durablement, quand par ailleurs les joies de la vie de famille apportent la lumière. Et moi qui suis athée, j'ai été impressionnée par cette foi qu'ils ont, chevillée à l'âme et qui leur sert de guide.

À travers la vie de la famille Meijer-Pomeranz-Kamionker, 
Charles Lewinsky nous raconte la destinée du peuple juif à travers deux guerres, essentiellement en Suisse qui a été épargnée par la Shoah, sur soixante-quatorze années, avec la douceur d'une brise légère balayée par le vent de l'histoire qui laisse un souvenir brutal, amer, et six millions d'absents, effacés par la fureur et la haine.

Ah mais quel roman ! Un coup de cœur +++++

Sans oublier les échanges passionnants avec mes co-lectrices, que du bonheur !

Citations :

Page 110 : Ils n’oublient jamais rien. Plus c’est absurde, mieux ils s’en souviennent. Ils se souviennent qu’avant Pessah, nous égorgeons des petits enfants et faisons cuire leur sang dans la pâte des matze. Cela n’est jamais arrivé, mais cinq cents ans plus tard, ils sont capables de raconter la scène comme s’ils l’avaient vu de leurs yeux.

 

Page 111 : Oublier ? Ils n’oublient rien. Sauf peut-être la vérité. Mais pas les mensonges. Ils connaissent sur le bout des doigts les calomnies que les Romains et les Babyloniens ont inventés contre nous, et ces histoires, ils continuent de les raconter, et ils y croient.

 

Page 322 : Il décrit avec tant de justesse la soumission aveugle avec laquelle des gens par ailleurs fort intelligents suivent pieusement les troupeaux de leur religion, flanqués en permanence par les chiens glapissant des feux de l’enfer et de la damnation éternelle.

 

Page 459 : Rien qu’à cause de maman, il n’avait jamais compris pourquoi, à la prière du matin, les hommes remercient Dieu de ne pas les avoir crées femme.

 

Page 566 : Il n’avait jamais encore été amoureux, et, longtemps, ne sut interpréter l’état où il se trouvait plongé, cette maladie. On ne lui avait jamais dit que l’amour est essentiellement désarroi.

 

Page 677 : À Vienne, ils mangèrent au célèbre restaurant koscher de Schmeidel Kalish. De si bon appétit qu’après Ruben fut prit de crampes. Il n’était plus habitué à des repas copieux.

 

Page 725 : C’était un Allemand, « un Berlinois », pensa Rachel, qui n’y connaissait rien en dialectes et qualifiait de berlinois tout ce qui lui paraissait teutonique.

 

Page 772 : L’un des membres du comité directeur de la communauté, un ancien combattant de la dernière guerre, nationaliste allemand convaincu, avait juré de ne jamais se laisser chasser de sa patrie, et avait fait ses valises sur-le-champ après que, voulant envoyer un télégramme par téléphone, il se fut entendu expliquer, par une voix polie, qu’il était désormais interdit d’épeler au téléphone des noms juifs, car c’était incompatible avec la dignité raciale d’un postier allemand.

 

 

 

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Mon avis : De mères en filles – Maria José Silveira

Publié le par Fanfan Do

Traduit du portugais (Brésil) par Diniz Galhos

 

Éditions Denoël

 

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Quatrième de couverture :

De mères en filles est une plongée dans l’histoire du Brésil à travers une lignée de femmes allant d’Inaia, fille d’un guerrier indien née en 1500, jusqu’à Amanda, jeune Carioca des années 2000.
Indigènes, Africaines, Portugaises, Espagnoles, Françaises et un métissage de tout cela, esclaves, libres, sorcières, guérisseuses, amoureuses, meurtrières ou artistes, toutes sont des femmes aux personnalités colorées, complexes et inoubliables. Il y a Guilhermina, chasseuse de fauves, Ana de Pádua, propriétaire d’esclaves et de bétail, Diva Felícia, photographe et voyageuse, ou encore Lígia, activiste politique sous la dictature.
À travers cet enchevêtrement de récits et de destins au féminin, Maria José Silveira fait revivre l’histoire de ce colosse aux pieds d’argile qu’est le Brésil.

 

 

Mon avis :
Maria José Silveira nous raconte le Brésil à travers des femmes, en partant de l'année 1500 jusqu'à nos jours. On commence avec Inaiá, indienne née en 1500, puis toute sa descendance au féminin pour nous raconter l'histoire de ce pays. Une femme par chapitre, parfois deux. Chacune a un destin particulier, qui nous fait découvrir l'histoire du pays, l'arrivée des hommes blancs, l'esclavage, le métissage, l'évangélisation. C'est quelquefois teinté d'humour, comme par exemple avec le cannibalisme. Pourtant, quel sujet épouvantable !

J'ai énormément aimé la façon dont l'histoire est traitée. le destin du Brésil raconté à travers la vie de vingt-deux femmes. L'autrice va à l'essentiel, toujours, sans se perdre dans des détails, d'Inaiá qui n'avait jamais vu d'homme blanc, ni de noir d'ailleurs, jusqu'à Amanda, multi-métissée.
On comprend l'incroyable métissage de ce pays, notamment à travers les moeurs des autochtones, totalement désinhibés, l'esclavage des indiens et des africains, les colons européens, tout ce monde qui se mélange allègrement et je dirais que ça c'est le bon côté des choses : des êtres humains s'accouplant avec d'autres êtres humains.

J'ai été effarée, à travers cette traversée des siècles, par la barbarie dont l'humanité est capable. C'est pas que je l'ignorais mais là, on assiste en accéléré à la construction d'un pays et à toute la souffrance qu'elle a engendré et ça se révèle d'une cruauté sans limite. Des descendants d'esclaves propriétaires d'esclaves, des brésiliens, donc avec du sang indien dans les veines qui pourtant méprisent les indiens avec qui ils pensent n'avoir aucun lien, une humanité aberrante…
Et que dire du mariage dans ces régions sauvages, où il n'était pas question d'amour mais d'un acte réfléchi par lequel il fallait passer pour avoir un projet de vie et une descendance ?!
Et des femmes, fortes, combatives, coriaces, libres, indépendantes souvent, mais aussi parfois futiles et stupides.
À travers cet éventail de vies de femmes, toutes descendantes d'Inaiá, et les pères de leurs enfants, on a un large panel de représentants de l'humanité, avec ce qu'elle comporte de beau ou de laid.

J'ai adoré ce roman qui m'a fait arpenter les siècles et l'histoire du Brésil, et m'a permis de comprendre cette page d'histoire dont j'ignorais tout.

Dès le départ ce livre avait tout pour me plaire ! de la couverture que je trouve superbe, au titre qui me laissait espérer quelque chose de très fort, jusqu'au résumé, moi qui adore l'histoire. Sans books_food_swing et son book trip brésilien sur Instagram, je n'aurais jamais eu la chance de découvrir ce roman qui m'a transportée !

 

Citations :

Page 17 : Le lendemain matin, la tribu était réunie presque au grand complet sur la grève pour voir les Caraibas, les prophètes venus de l’est, du côté du soleil.

 

Page 17 : Prémices d’un destin fatidique, ces hommes étranges armés de fer et de feu furent acceptés comme des amis et des frères.

On peut donc dire qu’Inaia avait bien assisté, sans pour autant rien en voir, à l’évènement qui devait changer pour toujours son existence et celle de son peuple.

 

Page 91 : Jeune fille soumise d’excellente constitution, la mère de Bento Diego dévoua sa vie à sa seule et unique mission, celle-là même que lui avait donnée la reine : procréer. Bento Diego fut le douzième de ses quatorze enfants.

 

Page 126 : De fait, on peut comprendre que beaucoup de personnes aient jugé inquiétantes ces trois femmes qui grimpaient et descendaient les sentes de la ville – Maria dans la plénitude de la quarantaine, Belmira dans la beauté éthérée de sa folie et Guilhermina dans l’impétuosité ardente de son enfance – en laissant derrière elle une traînée d’interrogations et de fascination.

 

Page 130 : La blancheur de la main de la jeune fille posée sur le bras noir et musclé du jeune homme semblait menacer la ville tout entière.

 

Page 216 : Du point de vue de Jacira, il était tout aussi évident que les indiens étaient plus proches de l’animal que d’eux. Deux siècles ne s’étaient pas encore écoulés, et cette génération de Brésiliens avait déjà complètement oublié de qui ils étaient les descendants.

 

Page 227 : Vous vous étonnez qu’une femme assume un tel pouvoir à cette époque ? Eh bien vous ne devriez pas. À toutes les époques, partout dans le monde, il y a toujours eu des femmes aussi puissantes que les hommes. Ces femmes ont toujours existé, et il faudrait beaucoup plus que les doigts des deux mains pour les compter. Et à ce moment du récit, tout le monde aura déjà compris que les femmes qui ont conquis ces terres durant les deux ou trois siècles ayant suivi leur découverte par les Européens, qui se sont enfoncées dans le Sertao, qui ont vécu dans la foret primaire de ce pays tout jeune, ne pouvaient se permettre le luxe d’être fragiles et soumises, ainsi que beaucoup aimeraient les dépeindre.

 

Page 255 : C’était dans sa nature, elle avait cette capacité à accepter tout ce que la vie lui réservait, le bien comme le mal. Ce don qui lui permettait de ne pas appréhender le passé comme un fardeau, mais comme un coffre où elle gardait sous clé son trésor, cette flamme qui jamais ne s’éteindrait.

 

Page 303 : Rio de Janeiro était alors le terminus négrier des Amériques, avec la plus forte concentration d’esclaves au monde depuis l’Empire romain. C’était une ville à moitié africaine, presque totalement noire.

 

Page 399 : Il a tout lu, il savait tout, et à quoi ça lui a servi ? Il est mort.

 

Page 464 : - Papa est resté silencieux un moment, et puis il a juste dit qu’il commençait à comprendre pourquoi nous autres millenials on ne sait que répondre des « j’en sais rien », des « peut-être bien ». Vu toutes les conneries qu’on fait, c’est normal qu’on sache jamais rien. Mais pour le coup, c’était lui qui avait l’air paumé.

 

 

 

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Mon avis : Texaco – Patrick Chamoiseau

Publié le par Fanfan Do

Éditions Gallimard - Folio

 

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Quatrième de couverture :

«Une vieille femme câpresse, très grande, très maigre, avec un visage grave, solennel, et des yeux immobiles. Je n'avais jamais perçu autant d'autorité profonde irradier de quelqu'un... Elle mélangeait le créole et le français, le mot vulgaire, le mot précieux, le mot oublié, le mot nouveau...» Et c'est ainsi que Marie-Sophie Laborieux raconte à l'auteur plus de cent cinquante ans d'histoire, d'épopée de la Martinique, depuis les sombres plantations esclavagistes jusqu'au drame contemporain de la conquête des villes.
D'abord, les amours d'Esternome, le «nègre-chien» affranchi, avec la volage Ninon qui périt grillée dans l'explosion de la Montagne Pelée, puis avec Idoménée l'aveugle aux larmes de lumière, qui sera la mère de Marie-Sophie. Dans les temps modernes, Marie-So erre d'un maître à l'autre, au gré de mille et un «djobs» qui l'initient à l'implacable univers urbain. Ses amours sont sans lendemain. Devenue l'âme du quartier Texaco, elle mène la révolte contre les mulâtres de la ville, contre les békés qui veulent s'approprier les terres, contre les programmes de développement qui font le temps-béton.
Patrick Chamoiseau a sans doute écrit, avec Texaco, le grand livre de l'espérance et de l'amertume du peuple antillais, depuis l'horreur des chaînes jusqu'au mensonge de la politique de développement moderne. Il brosse les scènes de la vie quotidienne, les moments historiques, les fables créoles, les poèmes incantatoires, les rêves, les récits satiriques. Monde en ébullition où la souffrance et la joie semblent naître au même instant.


 

 

Mon avis :
150 ans d'histoire de la Martinique racontée à 
Patrick Chamoiseau par Marie-Sophie Laborieux, descendante d'esclaves, fille d'Idoménée la mulâtresse, et d'Esternome Laborieux, esclave affranchi.

Texaco, quartier insalubre qui tient son nom d'une compagnie pétrolière qui a déserté les lieux depuis longtemps. Patrick Chamoiseau nous entraîne dans ce récit avec ce langage très imagé, plein de termes créoles de la Martinique. le dépaysement est là et il faut s'accrocher : "Un jour (je le suppose car nul n'a milané) il lui fit naître du doigt quinze frissons sur la nuque, puis une charge de douceries au mitan plein du ventre (mieux que celles d'un cul de pipe sucé en fin de soleil à l'écoute des crikettes)." Eh ben ça, je n'avais pas compris de quoi il s'agissait? MDR, tant le vocabulaire m'a échappé.
"Ce que mon Esternome entendait par Mentô, j'eus mauvais coeur à l'admettre. Il m'est toujours difficile d'imaginer la Force esclave sur une bitation ;"
Voilà donc le langage étrange auquel il a fallu que je m'habitue.
La langue est belle, mais le texte est difficile et j'ai rarement lu un livre aussi lentement. Ça a été pour moi comme de découvrir un idiome nouveau. Je l'ai néanmoins trouvé très imagé et incroyablement poétique quand il est question de désir charnel.

Békés, békés rouges, blancs-france, mulatres, nèg-de-terre, nèg-d'En-ville, nègres libres, nègres-marrons, nègres-kongo et tant d'autres encore… tous ceux qui vivent sur cette terre de Martinique appartiennent à des catégories différentes et nombreuses avec une sorte de mépris pour celles auxquelles ils n'appartiennent pas.

Alors j'ai mis environ 150 pages à m'habituer au parler de là-bas, mais même à partir de là, j'ai bien ramé pour ne pas perdre le fil. C'est très intéressant d'un point de vue historique et cette poésie à fleur de lignes, appuyée par le créole, est totalement enchanteresse. C'est beau et douloureux. La vie de douleur des martiniquais est racontée avec énormément de grâce et de gravité.
"Il me raconta tout, plusieurs fois, en créole, en français, en silences."
C'est aussi extrêmement révoltant, mais ça hélas, c'est le destin de l'humanité de devoir faire face à beaucoup trop d'injustices.

Les passages qui parlent des livres et de littérature, je les ai trouvés envoûtants, ils font tant de bien !
Et puis il y a des moments très drôles…


Texaco est un roman qui se mérite. Il faut s'accrocher pendant toute la première partie, en tout cas me concernant, mais ensuite j'ai trouvé que ça en valait la peine.
C'est intéressant et instructif de bout en bout, même si l'intérêt, dans mon cas, a souvent suivi une courbe sinusoïdale.
Ce que j'en retiendrai ? La beauté de ce qui est dit, la façon de le dire, plus tout ce que j'ai appris sur la Martinique et que trop souvent les femmes ont une croix bien lourde à porter.

 

Citations :

Page 32 : Ti-Cirique avait déclaré un jour qu’au vu du Larousse illustré, nous étions – en français – une communauté.

 

Page 112 : Husson disait aussi (et c’était dans les rues de Saint-Pierre, dans les hôtels, dans les cellules de l’orphelinat, les vérandas d’habitation, les bureaux sombres des négociants et les milliers de boutiques, un vent soufflant d’hystérie larmoyante) que la liberté des esclaves était décrétée de manière implicite ; que chacun, universellement, hormis l’engeance des femmes, pourrait toucher aux joies des votes électoraux.

 

Page 115 : Lui n’avait qu’une idée, la tenir, la purger, éplucher son corps, dégrapper ses poils, lui téter la langue et tenter de disparaître en elle comme un pêcheur de l’Anse Azérot dans le loup tourbillonnant d’une passe vers miquelon. Il vécut la nuit avec elle selon les lois de ses envies et le programme de son cœur amarré. Il la quitta bien avant l’appel d’un commandeur qui maniait le lambi comme on touche une trompette.

 

Page 137 : On avait retrouvé ma grand-mère aux côtés de la Dame. Morte mais sans aucune blessure. Son cœur simplement décroché de la vie était tombé plus bas, plus loin que ses paupières, bien au-delà des fonds profonds de nos destins.

 

Page 199 : Il perçut des hurlements que des morts n’avaient pas pu pousser, restés blottis en quelque part, et que sa propre douleur déclenchait brusquement.

 

Page 215 : Vieillesse, Marie-Sophie, est comme une lente surprise.

 

Page 242 : La guerre (dont je n’ai nul souvenir) fut départ-en-fanfare et retour-queue-coupée. On partit en chantant, on revint pieds gelés. On partit en riant, on revint sans poumons, gangrené par les gaz. On partit cœur vaillant, on revint lapidé par des bouts de shrapnel. On partit acclamé, on revint sur des quais désertiques, solitaire à boiter vers le silence de sa maison.

 

Page 249 : Pour l’instant, câpresse de boue, je considérais cette merveille : un nègre noir transfiguré mulâtre, transcendé jusqu’au blanc par l’incroyable pouvoir de la belle langue de France.

 

Page 251 : Il me raconta tout, plusieurs fois, en créole, en français, en silences.

 

Page 282 : Bientôt, il fut impossible de voir le monsieur Albéric, même quand Adélina, Sophélise et Thérésa-Marie-Rose y allèrent en personne et qu’elles pièterent devant les entrepôtd où de gros-nègres, les empêchant d’entrer, supportaient stoïquement mes injuriées sur leur manman.

 

Page 307 : Que de misères de femmes derrière les persiennes closes… et même, jusqu’au jour d’aujourd’hui, que de solitudes rêches autour d’un sang qui coule avec un peu de vie… Ô cette mort affrontée au cœur même de sa chair… que de misères de femmes…

 

Page 344 : Je ne sais pas d’où provenait son goût pour le partir, mais ce ne fut pas le seul bougre de Quartier que je rencontrai élu par cette envie – cette envie, cette envie de tout voir, d’éprouver l’impossible, de se sentir disséminé dans l’infini du monde, dans plusieurs langues, dans plusieurs peaux, dans plusieurs yeux, dans la Terre reliée.

 

Page 386 : La seconde fut Sérénus Léoza, une bonne personne, grosse comme une bombe, porteuse de cinq enfants et d’une viande à moitié inutile qui lui figurait l’homme.

 

Page, 396 : Nous échangeâmes durant un temps sans temps, des millions d’injuriades. Il me criait Bôbô, Kannaille, La-peau-sale, Chienne-dalot, Vagabonne, Coucoune-santi-fré, fourmis-cimetière, Bourrique, Femme-folle, Prêl-zombi, Solsouris, Calamité publique, Manawa, Capital-cochonnerie, Biberon de chaude-pisse, Crasse-dalot-sans-balai (il ignorait l’inaltérable barrière qu’instituait mon nom secret)… Moi, je le criais Mabouya-sans-soleil, Chemise-de-nuit mouillée, Isalope-sans-église, Cocosale, Patate-blême-six-semaines, La-peau-manioc-gragé, Alaba, Sauce-mapian, Ti-bouton-agaçant, Agoulou-grand-fale, Alabébétoum, Enfant-de-la-patrie, La crasse-farine… J’en avais autant sur sa manman, avec des dos-bol, des languettes, des patates, des siguines-siguines, des fils téléphone, des kounias, sur son espèce, sur son engeance et sur sa qualité.

 

Page 416 : Comment chercher Michel Eyquiem seigneur de Montaigne dans les halliers du Périgord ? Où rencontrer William Faulkner dans les plantées du sud, madame Marie-Sophie ? Hélas, la France réelle n’est ni Marcel Proust ni Paul Claudel, c’en est la gangue obscure. Et, excusez-moi : Aimé Césaire n’est pas la Martinique… Et pire : lumière et ombre s’entremêlent dans les corps, ainsi Louis-Ferdinand Céline une crapule lumineuse, Hemingway une furie alcoolique, Miller une névrose sexuelle, Pessoa une diffraction psychotique, Rimbaud nègre mais colonialiste dans ses lettres africaines, et… Certains jours, il me parlait des poètes dont la puissance pouvait briser la pierre.

 

Page 419 : De Gaulle lui-même, qui dans notre tête s’était taillé une place de nègre marron.

 

Page 441 : Les juges le voyaient arriver avec inquiétude et disparaissaient dans leur fauteuil qund (ayant épuisé les arcanes juridiques) notre avocatiste invoquait le code suprême des Droits de l’Homme, et les accablait de ses fureurs contre le colonialisme, l’esclavage, l’exploitation de l’homme par l’homme, dénonçait les génocides amérindiens, les complicités bienveillantes dont bénéficiait le Ku Klux Klan, la tuerie de Madagascar, les milliers de morts du chemin de fer du Congo-Océan, les saloperies indochinoises, les tortures algériennes, les tirs de leurs gendarmes dans les grèves agricoles, les frappant à coup de Marx, les effrayant avec Freud, citant Césaire, Damas, Rimbaud, Baudelaire et d’autres poètes que seul Ti-Cirique pouvait identifier.

 

 

 

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Mon avis : Rêves arctiques – Barry Lopez

Publié le par Fanfan Do

Traduit par Dominique Letellier

 

Éditions Gallmeister

 

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Quatrième de couverture :

"C'est l'histoire d'une conversation sans âge, non seulement entre nous, sur ce que nous avons l'intention d'entreprendre ou ce que nous voulons réaliser, mais aussi avec cette terre - notre contemplation et notre admiration devant un orage sur la prairie, devant la crête découpée d'une jeune montagne où devant l'essor soudain des canards au-dessus d'un lac isolé. Nous nous sommes raconté l'histoire de ce que nous représentons sur cette terre depuis 40 000 ans. Je crois qu'au cœur de cette histoire repose une simple et durable certitude : il est possible de vivre avec sagesse sur la Terre, et d'y vivre bien."

Dans ce classique du nature writing, l'aventure et le goût de l'extrême se mêlent à l'approche intime, méditative et sensorielle de la beauté glacée du Grand Nord.

National Book Award 1986


 

 

Mon avis :
Comment parler de tant de beauté décrite dans ces pages sans risquer de l'amoindrir ? Et en même temps c'est douloureux de réaliser à quel point l'humanité s'évertue à détruire tout ça par cupidité. Dès le prologue j'ai oscillé entre émerveillement et chagrin mais aussi écœurement face à l'arrogance des blancs.

Par moments un peu trop didactique à mon goût, voire encyclopédique, ça demande beaucoup de concentration pour que l'esprit ne s'échappe pas. De la course du soleil en arctique à la description très détaillée des forages pétroliers et stations de pompage, en passant par le bœuf musqué, l'ours polaire ce seigneur du grand nord, le narval, la migration des bernaches cravant, des filigules milouinants, des tournepierres à collier, des océanites cul-blanc, des saumons chinook, des baleines du Groenland, des veaux marins, des phoques barbus mais aussi des humains entre 23 000 et 25 000 ans, des icebergs et des naufrages de baleiniers, des couleurs et des luminaristes, ces peintres de l'Arctique, des faux soleils, des aurores boréales avec parfois des envolées métaphysiques, de la sociologie esquimaude et la psychologie humaine, de l'histoire de l'exploration et des hommes qui les menèrent souvent dans des souffrances abominables… C'est passionnant mais parfois un peu long. Et puis c'est triste de voir à quel point l'humanité s'autorise à tuer, saccager, détruire, parfois juste pour le plaisir d'être stupide et cruel. D'ailleurs j'ai appris très récemment que les japonais, qui avaient arrêté la chasse à la baleine, sont en train de construire un navire-usine, en 2023, pour remettre ça, alors que la consommation de viande de baleine a diminué de 99%. Apprend-on jamais de ses erreurs ?

On découvre néanmoins que l'anéantissement des espèces n'est pas quelque chose de nouveau, ce n'est pas le fait que de l'homme blanc. Ça existe depuis très longtemps. C'est juste tristement humain.

Pourtant l'Arctique recèle tant de merveilles ! Qu'un endroit aussi inhospitalier soit peuplé d'êtres qui ont su s'adapter à ce climat d'une rudesse absolue est en soi totalement magique.

À chaque chapitre l'auteur commence par des descriptions sublimes qui donnent l'impression qu'il nous parle d'un Éden glacé inhospitalier, où les différentes espèces vivent dans un écosystème parfait, puis il nous raconte les comportements humains et le rêve s'arrête là car nous vandalisons tout ! À croire que nous n'aimons pas le beau, ni la vie.

605 pages d'extrême beauté puis d'ignominies, à se demander de quel droit une poignée d'hommes commet tant de destructions et de meurtres gratuits. Car oui, il y a pire que la cupidité. Trop souvent de nombreux animaux sont tués pour rien, juste pour le plaisir de faire un carton.

C'est passionnant de découvrir que cet endroit du monde, gelé la majeure partie de l'année, est foisonnant de vie mais malheureusement terriblement convoité et pillé depuis trop longtemps.

D'un bout à l'autre de ces descriptions exhaustives de l'Arctique dans son entièreté, j'ai eu l'impression de voyager à travers l'origine du monde. Pourtant, la vie arctique est très jeune, à peine 10 000 ans. Mais quelle tristesse de penser qu'elle est en train de mourir et que nous en sommes responsables, et plus aberrant encore, que nous allons à notre propre perte et que nous le savons.

Lecture longue mais captivante, mais longue… et qui demande une bonne dose d'opiniâtreté.

 

 

Citations :

Page 17 : Dans son ensemble, l’Arctique présente toutes les caractéristiques d’un paysage désertique, disponible, équilibré, vaste et calme.

 

Page 24 : Je crois qu’au cœur de cette histoire repose une simple et durable certitude : il est possible de vivre avec sagesse sur la Terre, et d’y vivre bien. Il est loisible d’imaginer que, si nous considérons avec respect tout ce que porte la terre, nous nous débarrasserons de l’ignorance qui nous paralyse.

 

Page 73 : Or, quand je marchais dans la toundra, quand je rencontrais le regard d’un lemming ou découvrais les traces d’un glouton, c’était la fragilité de notre sagesse qui m’atterrait. La façon dont nous exploitons l’Arctique, notre utilisation toujours plus grande de ses ressources naturelles, notre simple désir d’en tirer profit sont très clairs. Qu’est-ce qui nous manque, qu’avons-nous d’inachevé en nous, pour que je me sente si mal à l’aise quand je parcours cette région d’oiseaux qui gazouillent, de caribous distants et de farouches lemmings ? Ce qui nous fait défaut, c’est la retenue.

 

Page 120 : Mais le pire arriva quand les zoos commencèrent à s’intéresser aux bœufs musqués. Les pourvoyeurs des zoos trouvèrent que le seul moyen pratique pour s’emparer d’un petit était de tuer tous les adultes de la harde rassemblés en formation défensive. La capture du dernier animal, épuisé, au milieu de ses compagnons morts, devait être une des visions les plus pathétiques jamais inventées par des hommes civilisés.

 

Page 131 : Les très grands ours polaires peuvent peser 900 kilos et, dressés sur leurs pattes arrière, mesurer 3,5 mètres de haut. Les rapports faisant état d’ours de plus de 3,5 mètres et de plus d’une tonne relèvent de mauvaises mesures, de peaux allongées, ou d’exagérations dues à l’imagination, davantage que de la mesure scientifique d’ours réels.

 

Page 170 : À des milliers de kilomètres de tout lieu connu, authentiquement effrayés, sans doute atteints par les effroyables conditions de vie à bord, les Européens se mirent à tuer tous les ours polaires qu’ils voyaient. Ils les abattaient par mesquinerie et par esprit de justice. À force, tuer un ours polaire devint une sorte de divertissement auquel ceux qui voyageaient dans l’Arctique s’attendaient à prendre part. Certains les abattaient depuis le pont du bateau comme au stand de tir.

 

Page 226 : La nuit où je crus entendre la pluie, je me rendormis en écoutant les cris des oies des neiges. Mais j’écoutais également le son de leur vol nocturne, le martèlement de l’air, le bruissement sauvage des ailes, au-dessus de ma tête. Ces sonorités primitives font que le bassin de Klamath ressemble curieusement à un fief inhabité, tombé en déshérence, que ces animaux viendraient réclamer chaque année comme leur terre ancestrale. Pourtant, pendant quelques jours, à la périphérie des troupeaux d’oies, je n’eus pas l’impression d’être un intrus. Je ressentais le calme que les oiseaux apportent aux hommes ; apaisé, je percevais ici les contours des plus anciens mystères de la nature : l’étendue de l’espace, la lumière qui tombe des cieux, le passé coulant dans le présent comme une eau, et s’y accumulant.

 

Page 231 : Sur le terrain, on ne tarde pas à sentir que l’échelle du temps et de la distance, pour la plupart des animaux est différente de la nôtre. Leur taille, leurs méthodes de locomotion, la nature des obstacles auxquels il sont confrontés, les milieux où ils se meuvent, la longueur de leur vie, tout est différent.

 

Page 274 : Peter Schledermann, qui a fouillé des sites préhistoriques dans presque tout l’Arctique canadien, m’a dit un soir à Calgary : « Tout ce que nous sommes est dans notre esprit. Par l’archéologie, nous examinons le long cheminement qui nous a fait ce que nous sommes. »

 

Page 289 : Le but du chasseur, dans ces sociétés fondées sur la chasse, n’était pas de tuer des animaux mais de servir cette myriade de relations avec d’autres existences qui, il le savait, l’unissait au monde qu’il occupait avec elles. Il s’acquittait scrupuleusement de ces devoirs parce qu’il voyait en eux tout ce qu’il comprenait de la survie.

 

Page 344 : Mais en hiver, je réfléchis aussi à l’obscurité, à l’obscurité qui affecte par exemple les caribous de Kaminuriak, massacrés par les Esquimaux modernes. Tout le monde a peur d’en parler de crainte d’être traité de raciste. Il est plus facile de perdre les animaux que de faire front aux zones ténébreuses de notre être. L’obscurité de la politique, pendant les longues heures d’hiver, s’insinue dans l’obscurité de la terre. Dans la colère.

 

Page 432 : Marchant sur la grève, je m’arrêtais de temps à autre pour ramasser sur le sol durci par l’orage des fragments de vertèbres de baleines, des plumes, ou les éternels morceaux de plastique qui possèdent le pouvoir de bannir tout romantisme d’un lieu.

 

Page 437 : Il faut en fin de compte que chaque culture décide – qu’elle en débatte et qu’elle décide – quelle partie de tout ce qui l’entoure, tangible ou intangible, elle va détruire pour la transformer en richesse matérielle, et quelle partie de sa richesse culturelle – depuis la paix traditionnelle régnant sur une colline sauvage jusqu’à la maîtrise du financement d’une fusion entre deux entreprises – elle est résolue à préserver, en luttant pour y parvenir.

 

Page 468 : Entre 1769 et 1878, la Compagnie de la Baie d’Hudson vendit aux enchères à Londres, entre autres fourrures et peaux : 891 091 renards, 1 052 051 lynx, 68 694 gloutons, 288 096 ours, 467 549 loups, 1 507 240 visons, 94 326 cygnes, 275 032 blaireaux, 4 708 702 castors et 1 240 511 martres. À certains moments, dans la même période, deux autres compagnies, la Compagnie du Nord-Ouest et la Compagnie du Canada, pratiquaient également le commerce des fourrures sur une aussi grande échelle.

 

Page 560 : Je suis l’un des derniers à quitter la plage, retournant encore dans ma tête les images de la chasse. Quelle que soit la profondeur des réflexions que vous consacrez à un tel évènement, quelle que soit l’ampleur de votre compréhension anthropologique, quel que soit votre goût pour cette nourriture ou votre désir de participer, vous venez de voir tuer un animal. Dans ces grands moments de sang, de souffle violent, d’eau battue, avec l’odeur âcre de la poudre et l’odeur fétide de corral d’un morse hissé hors de l’eau, vous vous êtes trouvé confronté à des interrogations complexes : Qu’est-ce qu’un animal ? Qu’est-ce que la mort ? Ces moments sont ahurissants, assourdissants, et sereins. La vue des hommes qui laissent retomber des morceaux de viande dans les eaux vert sombre en murmurant des bénédictions est aussi forte dans ma mémoire que celle de l’énorme animal surpris qui écarquille soudain les yeux.

 

Page 563 : Je pense avec compassion aux Esquimaux, comme on pense aux hibakusha - « les personnes affectées par l’explosion », qui continuent à souffrir des effets d’Hiroshima et de Nagasaki. Les Esquimaux sont piégés dans une lente et longue explosion. Tout ce qu’ils savent d’une bonne façon de vivre se désintègre. La voix ironique et sophistiquée de la civilisation affirme que leur perspicacité est triviale, mais elle ne l’est pas.

 

 

 

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Mon avis : Les marches de l’Amérique – Lance Weller

Publié le par Fanfan Do

Traduit par François Happe

 

Éditions Gallmeister

 

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Quatrième de couverture :

Flora, jeune esclave noire à la beauté fascinante, est dotée d'un esprit fier qui seul lui permet de survivre à la brutalité de son maître. Quand ce dernier part pour la guerre et que son fils unique meurt, Flora se trouve libre. Elle conçoit alors une vengeance terrible : elle apportera à son ancien bourreau le corps de son enfant, conservé dans un cercueil empli de sel. Mais, en ce milieu du XIXe siècle, les territoires immenses qu'elle doit traverser, aux confins de l'Amérique, sont sauvages et sans loi, pleins de troubles et de sang. Flora engage donc deux voyous intrépides et fatalistes, Pigsmeat et Tom, pour l'escorter sur la route du Mexique, sans savoir ce qui l'attend.

 

 

Mon avis :
Une goutte de sang suffit, cette phrase ignoble justifiait le racisme ordinaire de cette époque.

J'ai pensé dès le début que le rêve américain prenait une grosse claque dans ces lignes. Une grosse gifle qui sent la sueur, la pisse, la merde, le vomi et le sang. C'est une époque où une certaine partie de ce monde ne veut pas des États-Unis, qui ne sont pas encore l'Amérique telle qu'on la connaît. C'est une époque qui ne fait pas rêver, où la majeure partie des gens sont crasseux, malodorants, primaires, dans la survie et où la violence extrême est omniprésente. C'est l'époque de la construction de ce pays aux étendues immenses, où la vie était d'une dureté effroyable, où on tue, on viole, on scalpe, on tabasse à mort. Il y a tant d'angoisses et de douleurs dans l'histoire de ces gens pour qui trop souvent la vie se résume à "marche ou crève", sans désirs, sans rêves ou alors envolés dans l'âpreté d'un quotidien terrible.

Trois personnages, Tom, Pigsmeat et Flora, trois écorchés qui vont cheminer ensemble, que j'ai infiniment aimés tous les trois.
Tom, bébé silencieux que sa mère brutalisait rien que pour entendre le son de sa voix.
Pigsmeat dont la mère est morte en le mettant au monde et dont le père inconsolable l'a toujours rendu responsable.
Flora, métisse d'une telle beauté qu'elle devint esclave sexuelle. Elle a un dessein, une vengeance à accomplir. Ils vont l'accompagner car ils n'ont aucun but dans la vie et tant besoin d'en avoir un et parce que d'une certaine manière ils se sont tous trois reconnus.

L'auteur nous fait faire des allers-retours entre passé, présent et les différents personnages et j'ai adoré parce que ça maintient la tension, la curiosité et le désir d'avancer dans la découverte des protagonistes et de leurs histoires respectives.

On est loin des clichés des westerns hollywoodiens et on se rend bien compte que la réalité, c'était ce que raconte ce roman et non pas des cowboys à la dentition parfaite et des paysans relativement propres sur eux. Cette nation qui se dit la plus grande du monde, s'est construite dans la fureur et le sang, l'éradication et le pillage, la destruction et l'anéantissement, la spoliation et la barbarie.
J'ai trouvé cette histoire incroyablement dure et pourtant extrêmement belle. La narration y est pour beaucoup tant elle est imagée et poétique. Décrire les turpitudes d'un monde si violent et d'une telle puanteur avec autant de lyrisme et d'inspiration confine à la perfection.

C'est un énorme coup de cœur. Je suis tombée en adoration pour la prose sublime de cet auteur.

 

Citations :

Page 88 : Tom le regarda. La vie, ça n’est que ça dit-il à Pigsmeat, une absence de but en dehors de la nourriture, d’un abri et d’un peu de chaleur.

 

Page 99 : J’ai entendu dire que la Mort est la Reine de toutes les Terreurs. Mais chacun de nous doit mourir. Tous autant que nous sommes. Même vous, païens de Peaux-rouges répugnants. Bon, alors, qu’est-ce que la Mort, sinon une vaste fraternité fourmillante où nous devons tous nous retrouver un jour ?

 

Page 122 : Cette première nuit, il lui prit tout ce qu’elle avait à donner ; tout ce qu’elle ignorait même qu’elle possédait, jusqu’au moment où il lui prit. Tout ce qui pour elle signifiait être une enfant lui fut pris sur ces draps frais.

 

Page 189 : Rachel Hawkins avait passé la semaine à essayer de s’occuper de son fils. Elle l’avait dorloté, ou plutôt elle avait essayé, quand il l’avait laissée faire, et s’il n’existait guère entre eux de cette intimité naturelle qui unit habituellement une mère à son fils, il y en avait tout de même un peu qui se glissait tant bien que mal au cœur des interstices du silence dans lequel ils passaient leurs journées.

 

Page 224 : Il parlait trop fort pour la pièce et sa bouche édentée s’ouvrait et se refermait comme un sphincter rose dans le cadre de sa barbe couleur de paille.

 

Page 235 : Des plis de sa veste de costume, Flora sentait s’élever une odeur de chair cuite et de terre chaude, ainsi que des relents âcres et graisseux d’ongles fondus. À son accent, elle le devinait autrichien ou allemand – un pays de l’Ancien Monde sous un ciel gris, avec des châteaux resplendissants et de sombres forêts – quand il lui dit qu’il s’appelait Wislizenus, elle en conclut qu’elle ne s’était pas trompée de beaucoup.

 

Page 240 : La grammaire de ceux qui l’avaient estimée et vendue, de ceux qui l’achetaient, ne fût-ce que pour un moment, était le langage de la race et du sang, du mélange et de l’enchaînement, un langage qui l’avait déchirée, fibre après fibre, tout au long de sa vie, avec des mots – exacts ou non – tels que mulâtre et métisse, quarteronne et octavonne.

 

Page 279 : L’homme secouait le journal et agitait le chapeau. De l’écume s’échappait de ses lèvres et il avait le visage rouge. Il disait que ce n’était pas au gouvernement national de décider de faire la guerre, car seul le peuple détenait ce pouvoir. Et aucun individu sain d’esprit ne choisirait les horreurs de la guerre plutôt qu’une pais bénie.

 

Page 306 : Il flottait une odeur de fumée, de sueur et de poussière, à quoi s’ajoutait la puanteur aigre et cuivrée qui accompagne la violence, et tout cela se mélangeait dans l’air pour donner une pestilence palpable, aussi visible, presque, que la poussière.

 

 

 

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Mon avis : My absolute darling – Gabriel Tallent

Publié le par Fanfan Do

Éditions Gallmeister

 

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Quatrième de couverture :

À quatorze ans, Turtle arpente les bois de la côte nord de la Californie avec un fusil et un pistolet pour seuls compagnons. Elle trouve refuge sur les plages et les îlots rocheux qu'elle parcourt sur des kilomètres. Mais si le monde extérieur s'ouvre à elle dans toute son immensité, son univers familial est étroit et menaçant : Turtle a grandi seule, sous la coupe d'un père charismatique et abusif. Sa vie sociale est confinée au collège, et elle repousse quiconque essaye de percer sa carapace. Jusqu'au jour où elle rencontre Jacob, un lycéen blagueur qu'elle intrigue et fascine à la fois. Poussée par cette amitié naissante, Turtle décide alors d'échapper à son père et plonge dans une aventure sans retour où elle mettra en jeu sa liberté et sa survie.

 

 

Mon avis :
Turtle et son père… une relation tout en ambiguïté, faite d'admiration et de mépris, d'amour et de haine. Elle a quatorze ans, il lui apprend tout ce qu'un survivaliste doit savoir. Dès le début on sent une violence sous-jacente, un danger indéfini, c'est très oppressant. Son niveau de misogynie est effarant pour une adolescente. Elle a un mépris total pour les femmes et on se rend bien compte que ça n'est que l'écho de ce que pense son père. Ce père qui a en permanence un langage ordurier et lui donne une éducation quasi-militaire, violente et pleine de hargne. Ils vivent dans une maison en bois, dans la forêt avec vue sur la mer, mais bien loin de la carte postale californienne. Sa mère est morte il y a longtemps.
Martin, père possessif qui vampirise sa fille adorée, son amour absolu, est un genre de fou furieux, sauvage et menaçant, tout autant que cultivé.

Un jour dans les bois, Turtle rencontre Jacob et Brett, deux lycéens, inséparables amis, drôles et fantasques. Ils deviennent amis avec elle.

Turtle est une guerrière, une survivante au plus profond d'elle-même.
Jacob est un poète dans l'âme, allumé et tellement drôle !
Hélas, entre Turtle et son père c'est une histoire d'emprise absolument terrifiante, monumentale, dévorante, gargantuesque… Ce roman est d'une violence psychologique parfois insupportable et physique souvent insoutenable. C'est une histoire dont on ne peut se détacher bien qu'elle fasse dresser les cheveux sur la tête. On ne peut pas s'empêcher d'espérer que Turtle va réussir à se délivrer de ce père ogresque et fuir très loin de lui.

Gabriel Tallent à une écriture superbe, qui décrit tellement bien le monde tout autour mais aussi les sensations, pensées et sentiments profonds.

J'ai beaucoup souffert à cette lecture sans pouvoir m'en abstraire, sans même en avoir envie. Peut-être un genre de syndrome de Stockholm littéraire ? Oui parce que ce roman, je l'ai adoré !

 

Citations :

Page 33 : Nous traversons une époque à la fois palpitante et terrible. Le monde est en guerre dans le Moyen-Orient. Le carbone dans l’atmosphère approche des quatre cents ppm. Nous sommes témoins de la sixième grande extinction des espèces. Au cours de la prochaine décennie, nous connaîtrons le pic de Hubbert. On l’a peut-être même déjà franchi. Nous semblons poursuivre l’utilisation d la fracturation hydraulique, ce qui représente un risque, certes différent, mais bien présent quant à nos ressources en eau potable. Et, malgré tous nos efforts, nos enfants pensent toujours que l’eau arrive par magie dans leurs robinets.

 

Page 118 : Turtle dévisage Caroline et pense, j’ai jamais connu de femmes que j’apprécie, et quand je grandirai, je ne serai jamais comme toi ni comme Anna ; quand je grandirai, je serai franche et dure et dangereuse, je ne serai jamais une sale petite connasse sournoise, souriante et menteuse comme vous toutes.

 

Page 197 : Si tu n’es pas convaincu que le monde va mal, papa, c’est que tu ne regardes pas autour de toi. Les cerfs, les grizzlys, les loups ont disparu. Les saumons aussi, presque. Les séquoias, c’est terminé. Des pins morts, on en trouve par bosquets entiers sur des kilomètres carrés. Tes abeilles sont mortes. Comment on a pu faire naître Julia dans un monde aussi merdique ? Dans cette dépouille putride de ce qui aurait dû être, dans ces restes à l’agonie, violés ? Comment tu veux élever une enfant en compagnie de tous ces connards égocentriques qui ont détruit et gâché le monde dans lequel elle aurait dû grandir ?

 

Page 290 : Turtle, ton père est un immense, un titanesque, un colossal enfoiré, un des pires qui aient jamais vogué sur les mers de verveine citron, un enfoiré de première dont les profondeurs et l’ampleur de l’enfoiritude dépassent l’entendement et défient l’imagination.

 

 

 

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