Mon avis : Dernier bateau pour l’Amérique – Karine Lambert
Éditions La Belle Étoile
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Quatrième de couverture :
« On a bien failli le rater, ce bateau de la dernière chance. On nous a prévenues à 6 heures du matin que le Serpa Pinto avait enfin accosté au vieux port. Nous avons rassemblé nos affaires à la hâte et nous sommes parties avec les valises et les paquets à travers les rues sinueuses de Marseille, soufflant, trébuchant, courant comme des poules sans tête. Les passants nous regardaient ébahis. Moi je craignais qu’on se trompe de direction. J’ai découvert le navire en deux temps. D’abord l’odeur de la fumée. Puis en arrivant sur le quai, l’immense coque noire et les trois cheminées rouges alignées. Il était sur le point de larguer les amarres. Valia a crié : « Attendez-nous ! »
Anvers, 10 mai 1940. Pianiste prodige, Germaine Schamisso s’apprête à fêter ses dix ans au moment où les Allemands envahissent la Belgique. Benjamine d’une famille d’émigrés juifs russes, elle fuit avec les siens.
Bruxelles, aujourd’hui. Karine Lambert apprend la mort de Germaine, sa mère, qu’elle n’a pas vue depuis vingt ans. Surgit alors chez la romancière le désir de comprendre qui était cette femme qui ne lui a jamais dit qu’elle l’aimait. Ni avec ses mains, ni avec ses yeux, ni avec ses mots. Encore moins avec ses baisers. Au fil des mois, son enquête la conduit d'Odessa à Anvers, de Marseille à Ellis Island, de New York à Bruxelles. Elle découvre le tumultueux destin de ses ancêtres, leurs déchirures, leurs secrets enfouis. La vie que sa mère ne lui a pas racontée, elle décide de l’imaginer.
Dans une narration virtuose entre les lieux et les époques,
Karine Lambert livre son roman le plus personnel.
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Mon avis :
L'autrice commence l'histoire par la mort de sa mère, Germaine, qu'elle n'avait pas vue depuis vingt ans, nous dit qu'elle n'ira pas à son enterrement car cette femme ne l'a jamais aimée, câlinée, embrassée, encore moins dit "je t'aime". Pourtant, il semble que la mort d'une mère, aimante ou pas, amène des questions existentielles. Et donc une quête. La quête de sa famille, de ses origines, de son histoire.
10 mai 1930, Germaine voit le jour à Anvers. Elle est la première de la famille à n'être pas née en Russie, ce qui crée des disputes avec sa sœur Lydia qui elle a connu les privations, les persécutions et la fin d'un monde puis l'exil à Anvers. Mais le 10 mai 1940 il faut partir sur les routes, fuir les allemands et c'est de nouveau l'exode pour la famille Schamisso, juifs originaires d'Odessa. Germaine, Georges et Rissia ses parents, Mathilda sa grand-mère, Lydia et Valia ses soeurs. Joseph son frère est parti bien avant en Amérique.
L'angoisse de l'exode est tellement prégnante que je me suis sentie terriblement mal pour ces gens. Tout abandonner, se mêler à une file interminable de gens qui fuient les allemands, dormir dans des lits de fortune au coeur de maisons désertées, la peur permanente de l'inconnu, n'avoir gardé que l'essentiel et se sentir au milieu de nulle part après avoir dû abandonner son quotidien, tout ce qui faisait ses repères.
Les chapitres alternent entre passé et présent, entre Germaine petite prodige du piano en exil, et sa fille, autrice de romans qui déterre le passé, se documente et remplit les vides. Car comprendre et savoir peut aider à guérir même quand on ignore qu'on va mal.
C'est absolument passionnant, tellement bien écrit, douloureux et effrayant, car fuir les nazis c'est tenter de fuir le mal absolu. C'est une page d'histoire ténébreuse qui me glace en permanence. Après avoir fui devant l'avancée des allemands et avoir trouvé refuge dans une ferme, c'est l'embarquement à Marseille à bord d'un bateau pour l'Amérique.
Passée l'épreuve d'Ellis Island, l'arrivée sur le sol américain a des parfums d'eldorado, comme le début d'une nouvelle vie où tout devient possible. Pourtant...
C'est une histoire d'arrachements et de recommencements perpétuels. C'est déchirant. J'ai été émue et révoltée, mais aussi agacée parfois par le poids des traditions qui ne respectaient pas les aspirations des enfants.
Ce roman raconte tellement de choses !!! Il est tellement plein de tout ! Toute une vie de toute une famille, maltraitée par l'histoire. Et puis c'est pour l'autrice une façon de tenter de comprendre sa mère mais aussi de se comprendre elle-même.
J'ai adoré la dualité entre les chapitres, ceux autobiographiques où Karine Lambert parle de sa vie un peu comme on rédige son journal, et ceux concernant sa famille, écrits comme un roman, car il faut bien imaginer les détails de ce qu'on ne sait pas précisément, ce qu'ils se sont dit, ce qu'ils ont éprouvé, pensé. Il y a derrière cette reconstitution de la vie de la famille Schamisso une incroyable quantité de recherches, que ce soit généalogiques, ou aux archives ainsi que le visionnage de nombreux documentaires.
Cette histoire nous parle de l'errance forcée de la famille Schamisso et de la transformation profonde qui en a résulté, et au fond de nombre de familles juives pendant la deuxième guerre qui n'ont plus jamais été les mêmes. C'est comme une piqûre de rappel de l'Histoire. On ne devrait jamais pouvoir oublier ce qui s'est passé. On se rend compte à travers ce récit à quel point, même ceux qui ont échappé à la Shoah, ont été marqués à vie, traumatisés par le nazisme.
Une histoire où l'émotion affleure souvent et qui nous montre le chemin de la réconciliation, avec soi-même mais pas que.
Citations :
Page 12 : C’est difficile de dire « ma mère est morte et je n’assisterai pas à son enterrement ». Les non-initiés aurait vite fait de penser que je suis indifférente. Il m’aurait été insupportable d’entendre « bien sûr que tu dois y aller » ou « si tu n’y vas pas, tu vas le regretter ».
Page 34 : Germaine a l’impression que toute la Belgique est sur la route. Un défilé interminable de voitures d’enfants, de charrettes à bras, de bicyclettes. Des grands-parents transportés dans des brouettes, des automobiles coiffées de matelas et bourrées d’objets hétéroclites, de vieux tacots branlants, soufflants, haletants, à peine plus rapides que les lourdes carrioles traînées par des chevaux.
Page 37 : Ils suivent les longues files d’exilés qui se dirigent vers le sud. Personne ne sait exactement où l’ennemi les attend. Leur itinéraire obéit à l’instinct de survie plus qu’à un quelconque plan précis. Qu’importe la destination, ils doivent avancer plus vite que les Allemands.
Page 109 : Rester à Marseille, c’est dangereux. Elles ont appris que les Allemands se déploient plus largement sur le territoire français. Traverser l’océan parsemé de mines pendant trois semaines, c’est dangereux. Elles n’auront bientôt plus d’argent ni de tickets alimentaires. Le pain s’achète au marché noir et coûte cher. Même s’il est parfois teinté d’inquiétude, le visage de sa mère exprime la détermination. Elles prendront ce bateau coûte que coûte.
Ce matin, l’hôtelier a menacé de les expulser si elles ne payaient pas plusieurs semaines d’avance. La guerre génère ses héros et ses salauds.
Page 158 : Qu’est-ce que le féminin ? D’après ma mère, être belle pour plaire à son mari. L’attendre et n’exister que par lui. Sa vision réductrice m’a été présentée comme l’unique réalité.
Page 194 : Ses mains tremblent, le journal tombe par terre. Elle pense au dictateur qui a fondé le régime nazi, mobilisé des armées, envahi des pays, persécuté et exterminé les juifs. Il a anéanti des familles, bouleversé la sienne.
Page 279 : Enfant, j’ai dévoré des milliers de livres. Un par jour depuis que je déchiffre les mots. Ils m’ont tenu lieu de famille. J’y ai trouvé la constance, l’évasion, un formidable antidépresseur.
Page 296 : — « Si votre mari suggère l’accouplement, acceptez avec humilité, tout en gardant à l’esprit que le plaisir d’un homme est plus important que celui d’une femme. Lorsqu’il atteint l’orgasme, un petit gémissement de votre part l’encouragera et sera tout à fait suffisant pour indiquer toute forme de plaisir que vous ayez pu ressentir. »
— Je ne l’écoute plus.
— Laisse-moi finir.
Avant de poursuivre, Rissia s’assure qu’aucune oreille indiscrète ne traîne.
— « Si votre mari suggère une quelconque pratique moins courante, montrez-vous obéissante et résignée, mais marquez votre éventuel manque d’enthousiasme en gardant le silence. Il est probable qu’il s’endormira rapidement. »