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roman historique

Mon avis : Zouleikha ouvre les yeux – Gouzel Iakhina

Publié le par Fanfan Do

Traduit du russe par Maud Mabillard

 

Éditions Noir sur Blanc

 

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Quatrième de couverture :

« Yeux verts, c’est ainsi que l’appelait son père, quand elle était petite. Il y a longtemps. Zouleikha avait oublié de quelle couleur sont ses yeux. »

 

Nous sommes au Tatarstan, au cœur de la Russie, dans les années 30. A quinze ans, Zouleikha a été mariée à un homme bien plus âgé qu'elle. Ils ont eu quatre filles mais toutes sont mortes en bas âge. Pour son mari et sa belle-mère presque centenaire, très autoritaire, Zouleikha n'est bonne qu'à travailler. Un nouveau malheur arrive : pendant la dékoulakisation menée par Staline, le mari se fait assassiner et sa famille est expropriée. Zouleikha est déportée en Sibérie, qu'elle atteindra après un voyage en train de plusieurs mois. En chemin, elle découvre qu'elle est enceinte. Avec ses compagnons d'exil, paysans et intellectuels, chrétiens, musulmans ou athées, elle participe à l'établissement d'une colonie sur la rivière Angara, loin de toute civilisation : c'est là qu'elle donnera naissance à son fils et trouvera l'amour. Mais son éducation et ses valeurs musulmanes l'empêcheront longtemps de reconnaître cet amour, et de commencer une nouvelle vie.

"Ce roman nous va droit au cœur." Lioudmilla Oulitskaïa
"Une grande langue russe, accueillante aux misères de l'homme, et faisant germer son espoir..." Georges Nivat

Gouzel Iakhina est née en 1977 à Kazan, au Tartastan (Russie). Elle a étudié l'anglais et l'allemand à l'université de Kazan, puis a suivi une formation de scénariste dans une école de cinéma à Moscou. Son premier roman, Zouleikha ouvre les yeux, est immédiatement devenu un best-seller en Russie à sa parution en 2015 et a reçu de grands prix littéraires. Traduit dans plus de vingt langues, ce superbe portrait de femme a déjà touché des dizaines de milliers de lecteurs.

Préface de Loudmila Oulitskaïa
Postface de Georges Nivat

 


Mon avis :
Années 1930 dans le Tatarstan.
Zouleikha, mariée à quinze ans, en réalité vendue à Mourtaza de 30 ans son aîné, subit jour après jour une forme d'esclavage domestique auprès de son mari et de sa belle-mère, méprisante et haineuse, qu'elle surnomme secrètement la goule et qu'on pourrait appeler en langage trivial une vieille saloperie tant elle est retorse. Chaque jour Zouleikha, bien que musulmane, accomplit des petits rituels païens qu'elle tient de sa mère, faits d'offrandes afin d'obtenir la protection des esprits, celui de la lisière, du foyer où du cimetière. Il faut croire que ça fonctionne car elle considère qu'elle a un bon mari qui ne l'a bat pas trop. Pourtant c'est pour elle une vie sans joie, entre un époux qui la méprise et abuse d'elle quand bon lui semble, et une belle-mère qui la persécute. Et puis, malheur aux femmes qui n'enfantent que des filles. Douce Zouleikha, qui, à trente ans donne l'impression d'en avoir toujours quinze tant elle est frêle et petite, mais aussi ignorante car maintenue sous tutelle. Elle a enterré ses quatre filles, à peine nées et déjà mortes. Zouleikha a bien compris que la mort gagne toujours à la fin.

Un jour les soldats rouges arrivent, tuent Mourtaza et emportent Zouleikha ainsi qu'un grand nombre de paysans en déportation. C'est la dékoulakisation, les koulaks étant considérés comme des exploiteurs par le pouvoir. Des paysans riches et plus encore des paysans pauvres, mais aussi des artistes et des scientifiques, furent déportés ou exécutés pendant la dictature de Staline. Zouleikha et tous ces déplacés avec elle, endurèrent un périple de six mois en train à travers la Russie. le froid, la faim, la mort, ne sachant pas où on les emmenait. Leur point de chute : un coin reculé de Sibérie où il n'y a rien, dans les tréfonds de la taïga, aux confins du monde, où les hivers sont abominables.

Une multitude de personnages peuplent ce roman, quelques-uns autour de Zouleikha sont réellement étonnants, voire attachants. le professeur Wolf Karlovitch, baroque et évaporé, et néanmoins extrêmement compétent dans son domaine. Isabella, étrange bourgeoise qui prend les choses avec détachement et parsème ses prises de parole de français. Gorelov, gardien des koulaks, malsain, lâche et sournois. Ignatov, sergent de l'armée rouge et commandant de ce convoi, qui ne se comprend plus lui-même.

C'est une histoire cruelle et flamboyante, celle d'un crime contre l'humanité perpétré par le régime soviétique, avec des moments de grâce, notamment à travers Zouleikha qui n'est qu'abnégation et douceur, tellement soumise, imprégnée de sa religion et tenue dans l'ignorance, et qui va s'ouvrir à la vie. Femme-enfant, ballottée comme un bouchon dans le courant de l'histoire, face à son destin qui prendra un tournant inattendu. La mort de son époux et cette déportation seront pour elle une délivrance. Cette étrange horde de relégués témoigne de l'incroyable capacité de survie de tout être vivant, de l'attachement à la vie, quelles qu'en soient les conditions. C'est aussi l'histoire d'une mère, désespérément fusionnelle et protectrice envers son enfant, le seul que son Dieu a oublié d'emporter dans la tombe, qui craint tellement qu'il se ravise.

Un souffle épique étreint l'histoire de Zouleikha et tous ses compagnons d'exil. le contexte historique très instructif est passionnant. Hormis la mort, la plus puissante des douleurs qu'on ressent à travers ces lignes, c'est la faim, qui consume chacun jusqu'à l'anéantissement des corps et des esprits. Homo homini lupus ? Non, seuls les hommes font des choses pareilles.
Un roman éprouvant et cependant lumineux, teinté de poésie, de descriptions totalement immersives qui nous font cheminer tout contre les dékoulakisés dans leur bannissement. Je l'ai infiniment aimé.

 

Citations :

Page 23 : La forêt claire se termine, faisant place à l’ourmane, la forêt épaisse, hérissée de broussailles et de bois mort, le repaire des animaux sauvages, des esprits des bois et de toutes sortes d’êtres malfaisants.

 

Page 46 : Travaille, zouleikha, travaille. Que disait maman ? « Le travail chasse le chagrin. » Oh, maman, mon chagrin n’obéit pas à tes dictons…

 

Page 92 : Ignatov ne comprenait pas comment on peut aimer une femme. On peut aimer des choses grandioses : la révolution, le Parti, son pays. Mais une femme ? Et comment peut-on utiliser le même mot pour exprimer son rapport à des choses d’importance si différente : comment mettre sur la même balance une quelconque bonne femme et la révolution ? C’était ridicule.

 

Page 135 : Elle s’était habituée à cette idée comme le bœuf s’habitue au joug, comme le cheval s’habitue à la voix de son maître. Certains n’avaient droit qu’à une toute petite pincée de vie, comme ses filles, d’autres s’en voyaient offrir une poignée, d’autres encore en recevait une quantité incroyablement généreuse, des sacs et des granges entières de vie en réserve, comme sa belle-mère. Mais la mort attendait chacun d’eux — tapie au plus profond d’eux-mêmes, ou marchant tout près d’eux, se frottant à leurs jambes comme un chat, s’accrochant à leurs habits comme la poussière, entrant dans leurs poumons comme de l’air. La mort était omniprésente — plus rusée, plus intelligente et plus puissant que la stupide vie, qui perdait toujours le combat.

 

Page 239 : Quand, au lieu du traditionnel examen individuel, on avait introduit le roulement de travail, Wolf Karlovitch n’avait même pas levé le sourcil. Il recevait aimablement le représentant du groupe ; celui-ci, rouge, confus, tendait à Leibe les carnets de notes, grommelant une réponse inintelligible à la question d’examen, confondait adénose avec athéisme, considérait sincèrement l’hirsutisme comme une branche peu connue du christianisme, et associait avec indignation la ménarche à la monarchie si contraire à sa conscience prolétaire. Le professeur hochait la tête en signe d’approbation, et attribuait la note « suffisant » à tous les étudiants. Le roulement de travail impliquait de mettre une note collective à tout le groupe d’étudiants après avoir soumis l’un d’eux à l’examen.

 

Page 264 : Elle avait cessé de penser à tout ce qui ne concernait pas son fils. Elle oubliait Mourtaza, qui était resté quelque part loin en arrière, dans sa vie précédente (elle ne se disait jamais que le nouveau-né était le fruit de sa semence), elle oubliait la Goule et ses prédictions effrayantes, elle oubliait les tombes de ses filles. Elle ne se demandait pas où la conduisait son destin, ni de quoi demain serait fait. Seul comptait aujourd’hui, cette minute : la respiration tranquille contre sa poitrine, le poids et la chaleur de son fils contre son ventre. Elle avait même cessé de penser au fait qu’un jour, la respiration faible dans l’encolure de son koulmek pouvait s’arrêter brusquement. Elle savait que si la vie de son fils s’interrompait, son cœur à elle s’arrêterait immédiatement de battre. Cette certitude la soutenait, la remplissait de force et d’une hardiesse nouvelle.

 

Page 396 : Elle n’avait pas honte. Tout ce qu’elle avait appris, ce qu’elle savait depuis son enfance, avait pâli, disparu. Et ce qui l’avait remplacé avait balayé la peur, comme la crue printanière balaie les feuilles mortes et les branches de l’automne.

 

 

 

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Mon avis : L’énigme Modigliani – Eric Mercier

Publié le par Fanfan Do

Éditions de la Martinière

 

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Quatrième de couverture :

Maudit, Modigliani ?
Derrière les tableaux les plus célèbres se cachent parfois les intentions les plus meurtrières.

Un faussaire de renom tout juste sorti de prison est retrouvé pendu dans une décharge en périphérie parisienne. Quelques jours plus tard, c’est le corps d’une spécialiste du peintre Modigliani qui est repêché dans la Marne. Rien n’unit les victimes, si ce n’est leur passion pour l’art. Coïncidence ou sombre machination ? S’engage alors pour le commandant Frédéric Vicaux, de la Brigade criminelle, et Anne, sa compagne historienne de l’art, une enquête qui les plongera près d’un siècle plus tôt. Quand un certain Amedeo Modigliani écumait les bistrots parisiens dans une quête furieuse du modèle parfait…

Après Le Secret de Van GoghÉric Mercier, docteur en Histoire de l’art et romancier, offre une nouvelle enquête haletante et érudite.

"Bienvenue dans le monde impitoyable de marché de l'art"

Gérard Collard, Librairie La Griffe Noire

 


Mon avis :
Le prologue nous emmène à Paris en 1918, aux obsèques de 
Guillaume Apollinaire, faire connaissance avec Aliza Lodève une jeune journaliste qui aurait eu une liaison avec Amedeo Modigliani. C'est une période et un univers que j'adore, mais au deuxième chapitre nous voilà à notre époque, avec un homicide dans le Val-de-Marne. Dès le début on se demande quel est le rapport entre ces deux périodes.

La victime, un faussaire qui peignait des toiles de maître a été ébouillanté, comme c'était la pratique dès le XIIe siècle dans plusieurs pays d'Europe. L'affaire de ce meurtre est confiée au commandant Frédéric Vicaux de la Brigade criminelle, qui n'est autre que le narrateur.
Parallèlement, Anne Naudin, historienne de l'art, compagne du commandant Vicaux, fait des recherches depuis des années dans le but se restituer des œuvres d'art volées à des Juifs pendant la guerre. C'est ainsi qu'elle s'intéresse à une toile d'
Amedeo Modigliani et sa peinture d'une certaine Aliza.

Assez rapidement on se prend d'intérêt pour cette double enquête qui semble receler bien des mystères. J'ai d'ailleurs beaucoup aimé la partie artistique où on apprend nombre de choses sur Modigliani, mais aussi sur cette sombre période de notre histoire, la deuxième guerre mondiale où la police collaborait avec l'ennemi et où tant de juifs ont été spoliés de leurs biens avant d'être envoyés dans les camps de la mort. Et puis on retourne en 1918, régulièrement.

J'ai beaucoup aimé les incursions dans ce début de XXe siècle, dans le Paris des artistes qui crevaient de faim et de froid alors qu'à présent leurs œuvres valent des fortunes. Modigliani, Matisse, Soutine, des noms qui résonnent jusqu'à nous et éveillent tout un imaginaire romanesque auprès de ces peintres qui ne vivaient que pour leur art et se noyaient bien souvent dans l'alcool et autres substances destructrices.

Quelques expressions désuètes m'ont surprise comme "Il attrape des bouffées de chaleur dès qu'il croise un jupon affriolant." Mein Gott quelle antiquité cette expression !!!
Cependant l'histoire est plaisante et, moi qui ne connaissais pas cet auteur, j'apprends qu'il est docteur en histoire de l'art et qu'il s'agit là du cinquième tome avec ses personnages récurrents, toujours à propos d'artistes tels que Buffet, 
Van Gogh mais aussi les fauves comme Matisse, Vlaminck ou Dufy, et l'hôtel des ventes de Drouot.

Merci à Babelio pour cette Masse Critique privilégiée ainsi qu'aux Éditions 
De La Martinière.

 

Citations :

Page 49 : La pratique de l’ébouillantage est attestée depuis le XIIe siècle par un règlement royal qui stipule que les faux-monnayeurs devront être « suffoqués et bouillis en eau et huile ».

 

Page 157 : Madame Planturat se tient debout devant l’une des fenêtres du salon. Son visage est buriné et parsemé de taches de vieillesses. Son mari, à ses côtés, paraît beaucoup plus jeune. Ils sont comme une paire de chaussettes dépareillées.

 

Page 254 : Peu après son installation aux affaires, le gouvernement de Vichy édicte plusieurs lois relatives au statut des juifs, qui font d’eux une catégorie à part de la population. Ainsi, le 3 octobre 1940, ils sont exclus de la fonction publique et des fonctions commerciales et industrielles. Le début de la descente aux enfers.

 

 

 

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Mon avis : La nuit des béguines – Aline Kiner

Publié le par Fanfan Do

Éditions Liana Levi

 

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Quatrième de couverture :

Paris, 1310, quartier du Marais. Au grand béguinage royal, elles sont des centaines de femmes à vivre, étudier ou travailler comme bon leur semble. Refusant le mariage comme le cloître, libérées de l’autorité des hommes, les béguines forment une communauté inclassable, mi-religieuse mi-laïque. La vieille Ysabel, qui connaît tous les secrets des plantes et des âmes, veille sur les lieux. Mais l’arrivée d’une jeune inconnue trouble leur quiétude. Mutique, rebelle, Maheut la Rousse fuit des noces imposées et la traque d’un inquiétant franciscain... Alors que le spectre de l’hérésie hante le royaume, qu’on s’acharne contre les Templiers et qu’en place de Grève on brûle l’une des leurs pour un manuscrit interdit, les béguines de Paris vont devoir se battre. Pour protéger Maheut, mais aussi leur indépendance et leur liberté. Tressant les temps forts du règne de Philippe le Bel et les destins de personnages réels ou fictifs, Aline Kiner nous entraîne dans un Moyen Âge méconnu. Ses héroïnes, solidaires, subversives et féministes avant l’heure, animent une fresque palpitante, résolument moderne.
 

 

Mon avis :
Paris 1310 dans le quartier du Marais. Les béguines, des femmes libres d'étudier ou travailler et de disposer de leur argent, mi-religieuses, mi-laïques, libérées de l'autorité des hommes, refusant le mariage comme le cloître, dont un grand nombre vivaient au grand béguinage royal, parfois après une vie, des enfants et le veuvage. Il y avait de nombreuses communautés de béguines reparties dans la partie nord du pays, ce mouvement étant né à Liège en 1173. Forcément, un tel fait historique ne pouvait que m'intriguer et m'intéresser, d'autant que le Moyen-âge me fascine.

C'est ahurissant l'importance qu'avait la religion au Moyen-âge. Tout tournait autour de Dieu, des messes, des prières et gare à l'inquisition qui traquait les hérétiques ! On est à l'époque de Philippe le Bel, roi pieux, petit-fils de Louis IX (Saint Louis), hanté par la peur de l'hérésie, maître d'œuvre de la disgrâce des Templiers, ce puissant Ordre des moines-soldats. Des tortures "artistiques" ou comment broyer, briser, étirer sans jamais faire saigner pour ne pas souiller les terres de l'Église… Sacrée ambiance le Moyen-âge !!
C'est aussi le temps où les roux étaient honnis, "Roux, couleur maudite. Couleur du traître. le poil roux de Judas et Caïn, d'Esaü qui vendit son frère pour un plat de lentilles, de Ganelon qui envoya au massacre Roland et ses compagnons." Et justement, une enfant rousse a été trouvée dans le froid, prostrée et mutique. Ysabel, entrée au béguinage après son veuvage, va vouloir la protéger de l'extérieur où le danger est partout pour les femmes. Car en réalité, cette enfant, Maheut, est une jeune femme qui, semble-t-il, a été violentée. Maheut la Rousse, jeune femme rebelle et intrépide, victime des hommes, est recherchée par un moine.

Certaines femmes parfois complices du pouvoir abusif des hommes, stupides au point de croire les mensonges qu'on leur assène - "La bêtise des moutons qui hurlent avec les loups !" Néanmoins, c'est une belle histoire de sororité, de femmes entre elles, qui se soutiennent et se protègent des dangers du monde extérieur, essentiellement les hommes.

Ce roman passionnant et enrichissant met en exergue le statut des femmes de tout temps, béguine ou pas, toujours accusées de potentielle perfidie, de faiblesse, d'inconstance, et d'incapacité à penser par elles-mêmes. Mais pourquoi les hommes ont-ils à ce point peur des femmes, qu'ils essaient depuis toujours de faire taire, les traitent en sous-humains, tentent de les effacer, de se rendre maîtres d'elles ? Les béguines elles, sont accusées par beaucoup d'un double refus d'obéissance, au prêtre et à l'époux.
Femmes sur une corde raide, elles qui dérangeaient le clergé car elles ne lui étaient pas soumises. Leur statut devenu fragile sous Philippe le Bel où il était question de remettre en cause leur mode de vie. Une des leurs, 
Marguerite Porete, accusées d'hérésie et brûlée sur le bûcher pour avoir écrit un livre sur son amour de Dieu en dehors de tout dogme. Peut-être a-t-elle été le grain de sable qui a fait voler en éclat le statut des béguines, ou peut-être pas... car toute foi non contrôlée par l'Église semble insupportable. Et l'Église détruisait ce qu'elle ne parvenait pas à soumettre.

J'ai adoré cette très belle incursion, très immersive, dans le Moyen-âge, époque étrange et lointaine où religion et superstitions font bon ménage, où Dieu ne peut pas être bon, puisque tout le monde le craint. Les méchants n'inspirent pas l'amour, seulement la peur. J'ai aimé la balade dans ce Paris si lointain, sale, malodorant, et si plein de vie mais aussi hélas si plein des morts de l'inquisition. J'ai aimé la plupart de ces femmes, la charitable Ysabelle, l'impénétrable Ade, la bienveillante Jeanne, Juliotte la muette, Maheut la Rousse, généreuses, érudites et solidaires, beaucoup moins les hommes, autoritaires et brutaux.
C'est un véritable coup de cœur que ce roman qui m'a appris beaucoup sur cette courte période du Moyen-âge et le triste sort réservé aux femmes, qui a vu la fin des Templiers et la fin annoncée des béguines.

 

Citations :

Page 28 : Roux, couleur maudite. Couleur du traître. le poil roux de Judas et Caïn, d'Esaü qui vendit son frère pour un plat de lentilles, de Ganelon qui envoya au massacre Roland et ses compagnons. Couleur des flammes de l’enfer qui brûlent sans éclairer. De Satan et ses maléfices. Des enfants engendrés durant les règles de leur mère. Il y a quelques jours, l’abbé de Sainte-Geneviève a expulsé de la ville une fillette, Emmelote, qui avait pour seul tort d’être née avec des cheveux flamboyants.

 

Page 40 : Certains se sont moqués du souverain et de sa piété démonstrative ! Après l’échec humiliant de la première croisade, on l’a vu, il est vrai, se complaire dans une existence de privation, abandonnant l’hermine et le vair, l’habit écarlate, les étriers et les éperons d’or, pour se vêtir d’habits incolores, manger des plats simples et allonger son vin d’eau. Aujourd’hui pourtant, chacun est bien obligé de reconnaître que, durant sa vie, Louis a tenté d’approcher, autant qu’il est possible à un homme dans son incomplétude, l’exemple du Christ. Il a apporté son soutien aux ordres mendiants, fondé des hôpitaux pour les pauvres, un couvent pour les prostituées repenties de Paris, protégé les aspirations des femmes qui voulaient pratiquer leur religion sans subir le joug des autorités ecclésiastiques. Sous sa protection, des petites communautés de béguines se sont établies un peu partout à travers le royaume, à Senlis, à Tours, Orléans, Rouen, Caen, Verneuil… Et dans la capitale, il s’est investi personnellement dans la construction du clos, conçu sur le modèle de Sainte-Elisabeth à Gand qu’il avait eu l’occasion de visiter.

 

Page 49 : « Ils ont été soumis à la question avec beaucoup d’efficacité. Selon l’inquisiteur général, c’est une méthode fiable pour emporter la vérité. Je ne me permettrais pas de le contredire. Mais la vérité qu’on obtient est souvent celle que l’on cherche. »

 

Page 54 : Afin que le sang ne se répande pas sur les terres de l’Église, on y applique la question non pas avec retenue mais avec art, brisant, broyant, étirant sans que jamais la moindre goutte de sang perle sur la peau. Et lorsqu’il s’agit de couper des oreilles, on mène les condamnés à quelques quartiers de là, à l’extrémité de la rue de l’Arbre-Sec.

 

Page 276 : Elle savait que jamais elle n’offrirait d’enfant à son mari, le médecin l’avait dit. Il avait assouvi ses désirs avec d’autres femmes, des servantes du château… cette brune qui riait dans la chambre voisine. Un bâtard était né. Tous les hommes faisaient ainsi.

 

Page 299 : Quant à moi, j’ai toujours été réticent à l’égard du béguinage, vous le savez, Agnès. Le roi nous a fait l’honneur de nous en confier le contrôle, mais trop longtemps vos maîtresses et vos compagnes ont agi à leur guise. Je ne pense pas qu’il soit bon que les femmes administrent seules leur destin. Ni qu’elles prétendent à l’instruction, bien que ce soit une tendance de notre temps.

 

 

 

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Mon avis : Fuck America – Edgar Hilsenrath

Publié le par Fanfan Do

Traduit de l’allemand par Jörg Stickan

 

Éditions Points

 

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Quatrième de couverture :

Tout juste débarqué aux États-Unis, Jakob Bronsky erre dans le New York miteux des années 1950, parmi les clodos et les putes. L’American Way of Life ? Comprend pas. Le rêve américain ? Encore moins. Enchaînant les jobs minables, Jakob Bronsky n’a que deux obsessions : soulager son sexe et écrire un roman sur son expérience des ghettos juifs. Un futur best-seller à coup sûr !

 

Né à Leipzig en 1926, Edgar Hilsenrath a connu les ghettos pendant la guerre, avant de s’exiler à New York. Ses livres connaissent d’abord le succès aux États-Unis, avant de devenir des best-sellers en Allemagne.

 

« Situations loufoques. Dialogues déjantés. Et humour vache à faire palir les bien-pensants. Un ovni littéraire doué de malin plaisir, qui bouscule la narration et les idées convenues . »

Télérama

 

 

Mon avis :
L'histoire commence par des échanges épistolaires entre Nathan Bronsky juif allemand et le Consul Général des États-Unis d'Amérique. On est en 1939 et le premier demande au second des visas d'immigration pour quitter l'Allemagne afin d'échapper aux nazis. Mais voilà, l'Amérique a un système de quotas et tous les juifs du monde veulent y aller, donc c'est non ! du moins pas tout de suite. C'est cru, direct et drôle et cependant un peu glaçant car derrière ces échanges qui appellent un chat, un chat, c'est comme si on avait la traduction en langage direct de ce qui devrait être un langage diplomatique, comme si ces lettres disaient ce qu'une mise en forme soignée et polie voudrait vraiment dire.

La suite, qui commence en mars 1953, c'est Jakob Bronsky, fils de Nathan, qui nous la raconte, tantôt en parlant à la première personne où bien à la deuxième. À moins que ce ne soit alternativement lui qui raconte, puis un narrateur. Je n'ai pas eu de certitudes à ce sujet car parfois aussi c'est raconté à la troisième personne. Ce roman est grossier et drôle, désabusé et cash. Jakob observe l'Amérique et les Américains, superficiels et imbus d'eux-mêmes. Et là, adieu le rêve américain. C'est un regard sans complaisance que nous offre 
Edgar Hilsenrath.
Page 76 il est écrit : "C'est le plus beau sourire qui devient président dans ce pays." Les temps ont changé, maintenant c'est le personnage le plus grossier qui l'emporte. Il semble que de l'avis de l'auteur, cette grande nation manque quelque peu de profondeur.

Donc dans ce roman qui semble très autobiographique, on découvre ce Bronsky avec un énorme trou de mémoire concernant la guerre. Il veut devenir écrivain. Il est d'accord pour travailler mais pas trop, juste par nécessité car il doit garder du temps pour écrire son livre. Il imagine des tas de magouilles pour manger gratos. Et il a parfois des conversations avec son pénis qui désire beaucoup, et souvent au dessus de ses moyens. J'ai eu du mal à cerner le personnage. Cynique ? Désabusé ? Individualiste à l'extrême ? Obsédé sexuel ? A-t-il seulement une conscience ? Pas sympathique en tout cas car ça ne le dérange pas de manipuler les gens pour arriver à ses fins. Et comme il n'est pas formaté comme un Américain, lui le Juif Allemand n'a pas les codes, il se prend râteau sur râteau.

Les chapitres sur la montée du nazisme en Allemagne sont glaçant, d'autant plus qu'on a l'impression que ça pourrait se reproduire, là, maintenant. Ceux sur la guerre sont revoltants. C'est, dans l'ensemble, un roman complètement délirant. Totalement irrévérencieux. Les dialogues sont bien barrés.
Je me suis amusée à lire ça mais j'ai trouvé le fond extrêmement phallocrate. Les femmes ne semblent être pour Jakob que de simples réceptacles à sperme. Mais finalement il semble y avoir une explication à ça. En résumé, j'ai beaucoup aimé le début, très drôle. J'ai beaucoup aimé la fin que j'ai trouvé très belle mais mélancolique car elle parle de tragédie et de folie des hommes. le reste ma souvent incommodée par la vision que Jakob a des femmes. C'est peut-être du second degré, mais moi je ne l'ai pas ressenti comme ça. Peut-être parce que, entre 1980, année où le livre est sorti, et maintenant, certaines choses ont plus de mal à passer, car maintenant on sait. On sait l'ampleur du mépris et du sexisme, et le mal que ça a fait et que ça fait encore.

 

Citations :

Page 23 : Je m’imagine le visage anguleux du Consul Général, ses cheveux clairsemés, gris, avec une raie soigneusement tirée sur le côté. Quand il lit les lettres des Juifs, ses yeux d’un bleu glacial luisent de lubricité. Quand il jette les lettres des Juifs dans la corbeille à papier, est-ce qu’il se branle ?

 

Page 34 : « Je voudrais toucher un mot au Consul Général », dit Nathan Bronsky. « Mais je ne parle pas anglais. »

« Tu sais bien deux mots », dit sa femme.

« Oui, très juste », dit Nathan Bronsky. « Je sais deux mots. Deux mots d’anglais. »

 

Nathan Bronsky regarda le Consul Général droit dans les yeux. En faisant cela, il pensa à l’an 1939 et à la lettre du Consul Général qui avait enterré toutes ses espérances. Il pensa également aux quelques centaines de milliers qui comme lui, dans leur malheur, avaient frappé à la porte de l’Amérique, le grand pays de la liberté qui ne voulait pas d’eux… à l ‘époque. Lui revint à l’esprit le mauvais prétexte du système de quotas.

 

« Fuck America ! »

 

Page 74 : Finalement, nous avons décidé de nous asseoir parmi les émigrants. Je vois : assis à côté de Monsieur Grünspan, Monsieur Weinrot, cinquante ans environ, autrefois marié, six enfants, avocat ; aujourd’hui : célibataire, femme et enfants disparus pendant la guerre sans laisser la moindre trace. Travaille présentement comme manutentionnaire au Garment Center.

 

Page 236 : Notre professeur ne disait jamais rien à propos des Juifs. C’est seulement quand il fut muté et que nous eûmes un nouveau professeur que les choses changèrent. Celui-ci disait que les Juifs étaient responsables de l’avilissement du peuple allemand, que les Juifs étaient assis sur des tas d’or et saignaient le peuple allemand. Il parlait de la guerre perdue, de la légende du coup de poignard dans le dos, du complot de la juiverie internationale, le tout sous les rires sardoniques.

 

Page 262 : En 1939, aucun pays ne voulait de nous. Voilà comment ça s’est passé. Le monde entier s’était ligué contre nous. Il n’y avait personne pour nous tendre la main. Je parle de la famille Bronsky et de tous ceux qui partageaient le même destin.

 

 

 

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Mon avis : Noone ou le marin sans mémoire – Yann Verdo

Publié le par Fanfan Do

Éditions du Rocher

 

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Quatrième de couverture :

Londres, 1889. Dans un monde victorien où se croisent riches oisifs et damnés de la terre, Oscar Klives, jeune médecin idéaliste, a renoncé à une carrière de neurologue pour se mettre au service des déshérités dans un hospice de l'East End.


Un des miséreux qu'il examine, William Noone, se présente malgré son grand âge comme un homme de trente-deux ans. Pour Noone, qui se dit marin et se croit en 1847 dans un port irlandais, prêt à appareiller, le temps s'est arrêté.

 

Cherchant à comprendre ce cas exceptionnel, le médecin consigne ses observations dans un journal et finit par traverser l'Atlantique sur les traces de son patient.
La découverte du destin du marin sans mémoire va bouleverser sa vie…


Dans un style admirable, un premier roman nourri d'humanisme, qui interroge les mystères de la mémoire et de l'identité.

 


Mon avis :
Londres - 20 avril 1889. Dans un hospice, arrive William Noone qui se croit en 1847. L'homme se pense quarante-deux ans plus tôt, mais comment donc est-ce possible ? C'est la question que se pose Oscar Klives, le jeune médecin qui l'a pris en charge. Après plusieurs tests il comprend que la mémoire immédiate de cet homme n'a qu'une durée de vie très courte, quelques minutes à peine avant de s'effacer. Il va chercher à comprendre à quel moment et en quel lieu les souvenirs de ces homme se sont arrêtés, et pourquoi.

Présenté à la manière d'un journal, jour après jour, le docteur Klives fait part de ses réflexions sur le cas Noone et sur ce que celui-ci lui raconte de sa vie et plus précisément de sa vie de marin, jusqu'à ses trente-deux ans, âge qu'il est persuadé d'avoir. Ce trou de quarante-deux années dans la vie du vieux marin tourne à l'obsession chez le médecin. Il est plein d'empathie pour ce pauvre homme qui a cessé d'avoir des souvenirs, donc plus de présent ni d'avenir. Il a tellement envie de savoir ce qui s'est passé dans ce laps de temps et pourquoi tout s'est arrêté là. Mais comment faire ? À mesure qu'il enquête, une infinité de questions se posent. Ses conjectures sur le cas Noone, étayées ou infirmées lors de sa rencontre avec le Professeur Chandler, amènent de nouvelles hypothèses.

Et si les théories n'amènent pas de réponses satisfaisantes, pourquoi ne pas tenter la pratique ? C'est ainsi que le bon docteur Klives part sur les pas de Noone à la recherche de sa mémoire et prend la mer à bord du RMS Alexandrina, léviathan d'acier. Il compte aller en Gaspésie chercher les réponses à l'amnésie de son patient.

Son périple nous mène de la petite Nantucket au Cap-des-Rosiers et Rivière-aux-Renards, en passant par le lieu-dit Petit-Cap-aux-Os, L'Anse-aux-Griffons, la Baie des Chaleurs... tous ces noms qui sonnent comme une invitation à la découverte de la terre de nos lointains cousins les québécois. Il trouvera des réponses...

J'ai tout de suite été captivée par cette histoire qui traite d'un sujet fascinant autant que terrifiant : l'amnésie. La mémoire, "le plus tortueux et labyrinthique des palais" est d'une "complexité inextricable." de nombreuses questions existentielles sont posées, très troublantes. La mémoire fait de nous des êtres pensants, capables de se projeter, de construire. Mais l'absence de mémoire, c'est une sorte de prison, un mur immense et infranchissable, l'absence totale d'avenir, un puits sans fond.
La question que je me suis posée est, est-ce qu'on en sait plus aujourd'hui qu'au XIXe siècle sur ce sujet. On sait que la nature a horreur du vide et qu'elle comble les trous, ce qui nous amène parfois à raconter des souvenirs erronés en toute bonne foi. de plus, il y a tant de causes possibles à l'effacement de la mémoire !
Ce roman pose des questions à rendre insomniaque, car, y'a-t-il des réponses ?

Il y a quelque chose de poignant dans la quête de ce médecin humaniste plein d'abnégation. Cependant, de découvertes en rebondissements il va se trouver souvent face à des dilemmes et aura à faire des choix parfois délicats. Lui qui pensait sa petite vie insipide, se sent face à un Everest depuis sa rencontre avec ce "vieillard cirrhotique et claudicant" qui n'a plus toute sa tête.

La plume est belle et semble coller parfaitement à l'idée que je peux me faire du style de l'époque. C'était comme si j'y étais. C'est une vraie belle histoire, débordante d'humanité. J'ai énormément aimé ce roman qui nous plonge dans le XIXe siècle, celui de Joseph Merrick (Elephant Man) et Jack l'éventreur, cette époque où les connaissances sur la psyché étaient en plein tâtonnements, entre les indigents et leur très grande misère et le reste de la société.
Quant à la mer, elle est omniprésente tout le long de cette histoire même si tout le récit ne se passe pas que sur les flots.

 

Citations :

Page 45 : Journée creuse et morne, parfaitement, supérieurement, superlativement morne, comme il n’en existe qu’en Angleterre.

 

Page 59 : « Je vous l’accorde, William. Vous n’êtes pas le seul marin qui se trouve en ce moment à Londres. Mais les autres ne m’intéressent pas.

Et pourquoi donc que moi, je vous intéresse tant ?

Je vais vous le dire. En tant que médecin, je m’intéresse à vous parce qu’il semble que vous ayez… (Je cherchais des mots un instant, soucieux d’éviter tout jargon mais aussi et surtout de ne pas l’effrayer.) Il semble que vous ayez un problème de mémoire.

Ah ça, oui, c’est bien possible ! Ça s’emmêle pas mal là-dedans, par moments, ajouta-t-il en se tapotant la tempe avec l’index.

 

Page 105 : Les songes sont des fleurs si fragiles, si promptes à se flétrir une fois exhalé leur ineffable et évanescent parfum ! À peine écloses et déjà séchées…

 

Page 157 : Ne connaître de toute son existence que le vent et l’écume, le miroitement du soleil sur les eaux, le frétillement des poissons dans son bec ! Ne connaître que la nécessité de se nourrir, encore et toujours ! Et ne pas connaître l’ennui, ce triste lot de l’homme !

 

Page 182 : Combien de femmes dont les maris ont disparu en mer ont-elles un jour pleuré au pied de cette statue perdue dans l’immensité ? Combien de plaintes poignantes se sont élevées là, emportées à tout jamais par le vent et le bruit de la mer ?

 

Page 207 : Hélas ! La vie n’est pas la littérature ; la première est toujours par quelque côté plus décevante, plus courte, plus sèche que la seconde — et pourtant celle-ci ne vaut que par ce qu’elle nous dit de celle-là, que dans la mesure où elle l’éclaire et lui donne du relief…

 

Page 259 : Pauvre Campbell… Lui qui avait la foi si chevillée au corps n’aura pas eu le temps de recevoir les derniers sacrements. Il est mort en dégorgeant une ultime obscénité, dans une posture aussi risible qu’offensante pour la pudeur. En passant le voir tout à l’heure à la morgue, je me suis demandé si Dieu, son Dieu, lui tiendrait rigueur de son irrépressible coprolalie. S’Il lui pardonnerait cette ordure dans laquelle la maladie l’aura fait se vautrer jusqu’à son dernier souffle, s’Il accueillerait cette âme souillée sans qu’il en soit de sa faute, et que l’absence de prêtre à l’heure fatale n’aura pas permis de purifier par l’extrême-onction.

 

Page 296 : Quand les vivants qui ont connu les morts meurent à leur tour, quand plus aucun d’entre eux n’est là pour entretenir leur tombe et honorer leur mémoire, ces morts du temps passé meurent une deuxième et dernière fois. Peu de temps sépare la mort organique de cette seconde mort définitive qui est la seule vraie et dont le nom est l’Oubli — une génération à peine, l’homme est si peu de chose !

 

 

 

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Mon avis : Pour mourir, le monde – Yan Lespoux

Publié le par Fanfan Do

Agullo Éditions

 

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Quatrième de couverture :

1627, sur la route des Indes, dans la fureur d'une ville assiégée, dans le dédale des marais et des dunes battues par le vent, l'aventure est en marche. Marie, Fernando et Diogo verront leur destins réunis par une tempête dantesque.

Avec Pour mourir, le monde, Yan Lespoux nous offre un roman d’aventure magnétique et foisonnant. À la suite de ses personnages ballottés par l’Histoire et les éléments dans des décors grandioses, il nous entraîne à la recherche de la lumière dans le tumulte du monde.

 

Yan Lespoux est historien. Il enseigne la civilisation occitane à l’université Paul Valéry – Montpellier 3. Pour mourir, le monde est son premier roman.

 

 

Mon avis :
Janvier 1627, naufrage sur la côte du Médoc du São Bartolomeu, caraque portugaise remplie de richesses. Des pilleurs d'épaves sans état d'âme. Un survivant se cache, c'est Fernando Texeira... Peur. Violence. Dépaysement immédiat. L'histoire commence ainsi, sauvage à l'extrême. Puis, au deuxième chapitre, retour en arrière de onze ans. Puis retour en avant au troisième, et ainsi de suite.

Depuis toute petite je suis fascinée par la mer et ceux qui la parcourent. Enfant, je voulais être pirate ! Alors cette histoire m'a emportée loin d'ici, dans mes rêveries de petite fille. Sauf que là, bye bye l'idéalisme idyllique de mon enfance, il y a un côté terrifiant de réalisme. Les recrutements forcés, les tueries, le supplice de la grande cale, la douleur, le danger, les maladies, les miasmes, les dents pourries, les haleines fétides, la crasse et les odeurs nauséabondes, tout y est.

J'ai voyagé avec Fernando et Simão, pris la Route des Indes, traversé le canal du Mozambique, visité les côtes du Médoc, fait escale à Goa et São Salvador de Bahia, puis à Bijapur où encore à Lisbonne, et tant d'autres endroits encore... J'ai assisté à des mises à mort, à des mutilations, à des échauffourées sanglantes entre Portugais et Hollandais, entre Portugais et Anglais, entre bons chrétiens et hérétiques.

On navigue et on visite des pays lointains aux côtés de Fernando et Simão, d'autres fois avec Diogo et Ignacio l'Indien du Brésil, mais aussi auprès du ténébreux et vaniteux Dom Manuel Meneses, où bien Marie la rebelle et son oncle sans foi ni loi dans le Médoc, et tant d'autres personnages, au gré des chapitres qui nous mènent d'une année à l'autre, d'un pays à un autre.
L'inquisition, puissante et partout, poursuit parfois jusque après la mort les hérétiques, juifs, protestants, musulmans et apostats.
Fernando a toujours eu l'impression de devoir composer avec un destin qui lui en voulait, que lui, serait toujours au mauvais endroit au mauvais moment. Jusqu'au jour où, peut-être... comme une percée dans un ciel nuageux il se prend à espérer qu'il pourrait enfin être maître de son destin.

Un grand roman d'aventures qui se nourrit de l'Histoire, car l'auteur est historien, et c'est enrichissant car j'ai appris des choses auxquelles je n'avais jamais pensé. J'ignorais, par exemple, que ceux qui prenaient la mer en ces temps étaient pratiquement assurés de ne jamais revoir leur pays. Les tempêtes, les combats en mer et les naufrages faisaient énormément de victimes, beaucoup de bateaux n'arrivaient jamais à destination. D'ailleurs certains, caraques ou galions, étaient des géants des mers difficilement manœuvrables, dont le gigantisme laissait perplexe quant à la capacité à naviguer ou même simplement flotter. Lors des combats, les marins étaient tués autant par les boulets que par les morceaux du bateau qui étaient projetés et les déchiquetaient. Et les descriptions de naufrages sont d'un réalisme glaçant. Un véritable carnage à chaque fois.

J'ai été passionnée par cette histoire de marins, de voyageurs au long cours dont les vies étaient si précaires et qui rappelle que nous ne sommes rien face aux éléments mais aussi que l'homme est un loup pour l'homme. J'ai aimé ce roman du début à la fin, j'ai aimé les personnages, Fernando, Simão, Marie, Diogo et Ignacio, ces petits personnages dans le tourbillon de la grande Histoire.

 

Citations :

Page 12 : Il s’approche encore et discerne une silhouette noire, à demi-nue. Certainement un des esclaves indiens qui partageaient un entrepont avec d’autres marchandises.

 

Page 74 : Il avait remonté le cours des fleuves aux eaux rouges pour s’enfoncer dans les terres. Il avait vu des tigres et des crocodiles. Il fallait faire preuve d’une égale méfiance à l’égard de ces deux animaux, mais moins tout de même qu’avec tous les hommes qu’il avait pu croiser ici.

 

Page 125 : Ce qui était bien avec les Hollandais, c’est qu’ils se laissaient facilement tuer. Dès qu’ils n’étaient pas protégés par des murs ou qu’ils ne pouvaient utiliser leurs mousquets, on en faisait ce qu’on voulait.

 

Page 149 : À moins d’un miracle, São Salvador tomberait. Dom Manuel de Meneses savait que le droit et Dieu étaient tous les deux avec le Portugal et que les hérétiques retranchés dans les lieux qu’ils avaient profanés ne pouvaient compter sur aucun miracle.

 

Page 160 : En regardant les hommes qui vaquaient sur les ponts, il se demanda combien d’entre eux avaient éprouvé comme lui la nécessité de se laver de leurs péchés. Peu sans doute et particulièrement chez les soldats qui occupaient l’entrepont. Pourtant, une chose était certaine, l’histoire de la route des Indes était ainsi faite : des dizaines, des centaines peut-être, d’entre eux ne verraient jamais Goa. Et pour ceux, rares en dehors de l’équipage, qui envisageaient de faire aussi le voyage retour, la proportion de pertes serait plus élevée encore.

 

Page 172 : Il voyait des hommes qu’il avait fréquentés durant les dernières semaines, soldats disciplinés et parfois même bons compagnons, devenir des bêtes. Ils cassaient, volaient, battaient, violaient et nul ne se souciait de les arrêter. « C’est ainsi, avait dit dom Manuel, il faut lâcher la bride, laisser s’écouler le fiel et le mauvais sang accumulés. C’est bien peu noble, mais ces hommes ne sont pas nobles. C’est bien peu chrétien, peut-être, même s’ils le sont, mais ils savent qu’ils auront le pardon de Dieu. Les prêtres qui nous accompagnent sont là pour y pourvoir.

 

Page 210 : Ils se revoyaient là, presque dix ans plus tôt, et n’avaient pas de peine à imaginer l’état de ceux qui mettaient pied à terre après des mois à pourrir littéralement sous les assauts conjugués de la vermine, de l’humidité, de la chaleur tropicale, du froid austral, de la faim et de la promiscuité avec des gens dont même le diable n’aurait pas voulu chez lui.

 

Page 287 : Mourir était une possibilité, un risque à courir. Il ne désirait pas la mort, mais cela faisait longtemps maintenant qu’elle lui faisait moins peur que la vie.

 

Page 299 : Ils ne voulaient pas sortir, mais ils ne pouvaient pas non plus rester dans le dortoir. Aux odeurs des corps crasseux et suants se mêlaient celles de la bile et du vomi. Le Santo Antonio e São Diogo ne semblait plus être qu’un morceau de bois ballotté par les vents et les courants.

 

Page 405 : Voilà plus de dix ans que mon métier consiste à me battre. Pas pour moi. Pour des gens plus puissants qui m’achètent pour pas très cher. Je suis un des milliers de bras armés qui tiennent en vie des empires qui ne le méritent pas.

 

 

 

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Mon avis : Dernier bateau pour l’Amérique – Karine Lambert

Publié le par Fanfan Do

Éditions La Belle Étoile

 

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Quatrième de couverture :

« On a bien failli le rater, ce bateau de la dernière chance. On nous a prévenues à 6 heures du matin que le Serpa Pinto avait enfin accosté au vieux port. Nous avons rassemblé nos affaires à la hâte et nous sommes parties avec les valises et les paquets à travers les rues sinueuses de Marseille, soufflant, trébuchant, courant comme des poules sans tête. Les passants nous regardaient ébahis. Moi je craignais qu’on se trompe de direction. J’ai découvert le navire en deux temps. D’abord l’odeur de la fumée. Puis en arrivant sur le quai, l’immense coque noire et les trois cheminées rouges alignées. Il était sur le point de larguer les amarres. Valia a crié : « Attendez-nous ! »

Anvers, 10 mai 1940. Pianiste prodige, Germaine Schamisso s’apprête à fêter ses dix ans au moment où les Allemands envahissent la Belgique. Benjamine d’une famille d’émigrés juifs russes, elle fuit avec les siens.

Bruxelles, aujourd’hui. Karine Lambert apprend la mort de Germaine, sa mère, qu’elle n’a pas vue depuis vingt ans. Surgit alors chez la romancière le désir de comprendre qui était cette femme qui ne lui a jamais dit qu’elle l’aimait. Ni avec ses mains, ni avec ses yeux, ni avec ses mots. Encore moins avec ses baisers. Au fil des mois, son enquête la conduit d'Odessa à Anvers, de Marseille à Ellis Island, de New York à Bruxelles. Elle découvre le tumultueux destin de ses ancêtres, leurs déchirures, leurs secrets enfouis. La vie que sa mère ne lui a pas racontée, elle décide de l’imaginer.

Dans une narration virtuose entre les lieux et les époques,
Karine Lambert livre son roman le plus personnel.


 

 

Mon avis :
L'autrice commence l'histoire par la mort de sa mère, Germaine, qu'elle n'avait pas vue depuis vingt ans, nous dit qu'elle n'ira pas à son enterrement car cette femme ne l'a jamais aimée, câlinée, embrassée, encore moins dit "je t'aime". Pourtant, il semble que la mort d'une mère, aimante ou pas, amène des questions existentielles. Et donc une quête. La quête de sa famille, de ses origines, de son histoire.

10 mai 1930, Germaine voit le jour à Anvers. Elle est la première de la famille à n'être pas née en Russie, ce qui crée des disputes avec sa sœur Lydia qui elle a connu les privations, les persécutions et la fin d'un monde puis l'exil à Anvers. Mais le 10 mai 1940 il faut partir sur les routes, fuir les allemands et c'est de nouveau l'exode pour la famille Schamisso, juifs originaires d'Odessa. Germaine, Georges et Rissia ses parents, Mathilda sa grand-mère, Lydia et Valia ses soeurs. Joseph son frère est parti bien avant en Amérique.

L'angoisse de l'exode est tellement prégnante que je me suis sentie terriblement mal pour ces gens. Tout abandonner, se mêler à une file interminable de gens qui fuient les allemands, dormir dans des lits de fortune au coeur de maisons désertées, la peur permanente de l'inconnu, n'avoir gardé que l'essentiel et se sentir au milieu de nulle part après avoir dû abandonner son quotidien, tout ce qui faisait ses repères.

Les chapitres alternent entre passé et présent, entre Germaine petite prodige du piano en exil, et sa fille, autrice de romans qui déterre le passé, se documente et remplit les vides. Car comprendre et savoir peut aider à guérir même quand on ignore qu'on va mal.

C'est absolument passionnant, tellement bien écrit, douloureux et effrayant, car fuir les nazis c'est tenter de fuir le mal absolu. C'est une page d'histoire ténébreuse qui me glace en permanence. Après avoir fui devant l'avancée des allemands et avoir trouvé refuge dans une ferme, c'est l'embarquement à Marseille à bord d'un bateau pour l'Amérique.

Passée l'épreuve d'Ellis Island, l'arrivée sur le sol américain a des parfums d'eldorado, comme le début d'une nouvelle vie où tout devient possible. Pourtant...
C'est une histoire d'arrachements et de recommencements perpétuels. C'est déchirant. J'ai été émue et révoltée, mais aussi agacée parfois par le poids des traditions qui ne respectaient pas les aspirations des enfants.

Ce roman raconte tellement de choses !!! Il est tellement plein de tout ! Toute une vie de toute une famille, maltraitée par l'histoire. Et puis c'est pour l'autrice une façon de tenter de comprendre sa mère mais aussi de se comprendre elle-même.
J'ai adoré la dualité entre les chapitres, ceux autobiographiques où 
Karine Lambert parle de sa vie un peu comme on rédige son journal, et ceux concernant sa famille, écrits comme un roman, car il faut bien imaginer les détails de ce qu'on ne sait pas précisément, ce qu'ils se sont dit, ce qu'ils ont éprouvé, pensé. Il y a derrière cette reconstitution de la vie de la famille Schamisso une incroyable quantité de recherches, que ce soit généalogiques, ou aux archives ainsi que le visionnage de nombreux documentaires.
Cette histoire nous parle de l'errance forcée de la famille Schamisso et de la transformation profonde qui en a résulté, et au fond de nombre de familles juives pendant la deuxième guerre qui n'ont plus jamais été les mêmes. C'est comme une piqûre de rappel de l'Histoire. On ne devrait jamais pouvoir oublier ce qui s'est passé. On se rend compte à travers ce récit à quel point, même ceux qui ont échappé à la Shoah, ont été marqués à vie, traumatisés par le nazisme.

Une histoire où l'émotion affleure souvent et qui nous montre le chemin de la réconciliation, avec soi-même mais pas que.

 

Citations :

Page 12 : C’est difficile de dire « ma mère est morte et je n’assisterai pas à son enterrement ». Les non-initiés aurait vite fait de penser que je suis indifférente. Il m’aurait été insupportable d’entendre « bien sûr que tu dois y aller » ou «  si tu n’y vas pas, tu vas le regretter ».

 

Page 34 : Germaine a l’impression que toute la Belgique est sur la route. Un défilé interminable de voitures d’enfants, de charrettes à bras, de bicyclettes. Des grands-parents transportés dans des brouettes, des automobiles coiffées de matelas et bourrées d’objets hétéroclites, de vieux tacots branlants, soufflants, haletants, à peine plus rapides que les lourdes carrioles traînées par des chevaux.

 

Page 37 : Ils suivent les longues files d’exilés qui se dirigent vers le sud. Personne ne sait exactement où l’ennemi les attend. Leur itinéraire obéit à l’instinct de survie plus qu’à un quelconque plan précis. Qu’importe la destination, ils doivent avancer plus vite que les Allemands.

 

Page 109 : Rester à Marseille, c’est dangereux. Elles ont appris que les Allemands se déploient plus largement sur le territoire français. Traverser l’océan parsemé de mines pendant trois semaines, c’est dangereux. Elles n’auront bientôt plus d’argent ni de tickets alimentaires. Le pain s’achète au marché noir et coûte cher. Même s’il est parfois teinté d’inquiétude, le visage de sa mère exprime la détermination. Elles prendront ce bateau coûte que coûte.

Ce matin, l’hôtelier a menacé de les expulser si elles ne payaient pas plusieurs semaines d’avance. La guerre génère ses héros et ses salauds.

 

Page 158 : Qu’est-ce que le féminin ? D’après ma mère, être belle pour plaire à son mari. L’attendre et n’exister que par lui. Sa vision réductrice m’a été présentée comme l’unique réalité.

 

Page 194 : Ses mains tremblent, le journal tombe par terre. Elle pense au dictateur qui a fondé le régime nazi, mobilisé des armées, envahi des pays, persécuté et exterminé les juifs. Il a anéanti des familles, bouleversé la sienne.

 

Page 279 : Enfant, j’ai dévoré des milliers de livres. Un par jour depuis que je déchiffre les mots. Ils m’ont tenu lieu de famille. J’y ai trouvé la constance, l’évasion, un formidable antidépresseur.

 

Page 296 : — « Si votre mari suggère l’accouplement, acceptez avec humilité, tout en gardant à l’esprit que le plaisir d’un homme est plus important que celui d’une femme. Lorsqu’il atteint l’orgasme, un petit gémissement de votre part l’encouragera et sera tout à fait suffisant pour indiquer toute forme de plaisir que vous ayez pu ressentir. »

Je ne l’écoute plus.

Laisse-moi finir.

Avant de poursuivre, Rissia s’assure qu’aucune oreille indiscrète ne traîne.

« Si votre mari suggère une quelconque pratique moins courante, montrez-vous obéissante et résignée, mais marquez votre éventuel manque d’enthousiasme en gardant le silence. Il est probable qu’il s’endormira rapidement. »

 

 

 

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Mon avis : L’ami du Prince – Marianne Jaeglé

Publié le par Fanfan Do

Éditions L’Arpenteur

 

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Quatrième de couverture :

12 avril 65 après Jésus-Christ, dans les environs de Rome.
Des soldats en armes envahissent la villa de Sénèque, porteurs d’un ordre de l’empereur : le philosophe doit se donner la mort.
Sénèque écrit alors une ultime lettre à son ami Lucilius, dressant pour lui le bilan de sa vie. Durant quinze années, il a été le précepteur, puis le conseiller, puis l’ami de celui qui exige désormais sa mort : l’empereur Néron.
Parce qu’il vit ses dernières heures, Sénèque peut enfin tenir un discours de vérité sur son élève. Dans cet ultime moment d’introspection, le philosophe interroge la réalité du pouvoir, mais affronte aussi ses propres erreurs et sa compromission.
L’Ami du Prince raconte comment Sénèque s’est retrouvé prisonnier d’un idéal de l’Empire, de ses illusions et d’un jeune homme imprévisible dont la vraie nature s’est révélée peu à peu.
Après Vincent qu’on assassine et Un instant dans la vie de Léonard de Vinci, Marianne Jaeglé fait revivre le stupéfiant face-à-face entre un philosophe épris de vertu et un jeune tyran sans merci.

 


 

Mon avis :
Marianne Jaeglé se glisse dans la peau de Sénèque qui écrit à son ami Lucilius pour lui narrer l'histoire de sa chute et de sa mort annoncée, durant les quelques heures que les soldats lui accordent. Il est tombé en disgrâce auprès de l'empereur Néron et celui-ci le condamne au suicide. Il ne craint pas la mort. Il souhaite juste exprimer ce que furent sa vie, ses erreurs, ses regrets et ses compromissions, mais surtout dire la vérité sur son élève, Néron. Dans la quiétude de sa demeure aux abords de Rome, auprès de son épouse tant aimée, il raconte.

J'ai immédiatement aimé la prose de l'autrice, fluide et belle. J'ai aimé l'immersion dans la Rome antique, auprès du pouvoir, ce nid de serpents. Car le danger était partout et 
Sénèque le savait, lui qui revenait en grâce après son exil forcé en Corse, rappelé par Agrippine pour être le précepteur de Domitius, futur Nero (Néron). Agrippine mère de Nero, épouse de l'empereur Claude, lui-même père de Britannicus et Octavie, les enfants qu'il a eu avec Messaline qu'il a fait exécuter. Agrippine, intrigante, ambitieuse et absolument sans scrupules, extrêmement dangereuse. Quant à Nero... il paraît qu'on ne naît pas psychopathe, on le devient... Mais sans doute que l'époque, les flagorneurs de tout poil et l'exercice du pouvoir y étaient propices. Cet endroit et cette période font vraiment froid dans le dos.

Panem et circenses. Les combats, les mises à mort dans l'arène lors des jeux du cirque sont d'une sauvagerie absolue et ça plaît au peuple. Des spectacles horribles où on se repait de la souffrance d'autrui. Une société totalement inégalitaire et injuste, avec des esclaves, des affranchis, des maîtres, des grandes familles, et des voleurs ou tueurs qui eux finissaient massacrés dans l'arène sous les vivats de la foule en délire.

Intrigues, calomnies et manigances sont l'essence même du pouvoir. Créer une rumeur pour se débarrasser de quelqu'un et attendre... C'est glaçant.
On a vraiment le sentiment qu'à l'époque, la succession reposait essentiellement sur le meurtre. Agrippine, cruelle et calculatrice détient le pouvoir à travers son fils Nero, qui n'est que sa marionnette. C'est étrange d'imaginer que ce personnage incontrôlable, initiateur de tant de massacres, ait pu être un petit toutou craintif devant sa mère. À moins que ce ne soit le juste retour des choses...

Passionnant, le récit de 
Sénèque nous amène tout doucement à comprendre ce qui l'a fait passer de Ami du Prince, quasi-père de substitution et précepteur qui a façonné Nero à ennemi à abattre. Car il a été fier du résultat quand il a eu le sentiment d'avoir fait de la chenille un papillon :
"Quand je repense à cette période, il me semble avoir vécu un rêve.
Où que Nero aille, dans Rome, on l'acclame, on se prosterne, on se félicite en sa présence. Beau, généreux, sage : un empereur en tout point semblable à Apollon. " peu à peu, à travers le récit de 
Sénèque on apprend comment le jeune homme agréable est devenu le fou sanguinaire que l'histoire a retenu. Sans doute que le pouvoir corrompt et monte à la tête.

J'ai adoré cette plongée dans la Rome antique, dans les différentes strates de la société, très bien décrite, très visuelle, j'étais comme embusquée dans les moindres recoins, à observer, consternée par la cruauté et la vanité des hommes.

Merci beaucoup à Lecteurs.com ainsi qu'aux Éditions Gallimard qui m'ont permis de gagner ce livre lors d'un concours.

 

Citations :

Page 21 : Je me contenterai de retracer comment je me suis trouvé à l’un des plus hauts postes de l’Empire, et quel rôle j’ai joué dans cette pièce tragique. De quoi je puis légitimement m’enorgueillir, et de quelles actions je dois me reconnaître coupable.

 

Page 23 : Je connaissais la brutalité du pouvoir, la manière dont il broie, le plus souvent, ceux qui se mêlent de l’exercer et même ceux qui se trouvent seulement dans ses environs.

 

Page 57 : Une giclée rouge inonde la piste tandis que les licteurs courent se mettre à l’abri. L’ours agite le corps pantelant et le déchire de ses griffes jusqu’à ce que la tête roule dans l’arène en se couvrant de sable.

 

Page 61 : Je n’aimerais pas que l’on puisse reprocher à cette lettre ce que Caligula avait dit de mes écrits et de leur apparente discontinuité : qu’ils le faisaient songer à du sable dépourvu de chaux. Cette phrase méprisante est restée gravée dans ma mémoire, preuve s’il en est de notre vulnérabilité à l’offense.

 

Page 95 : Ces derniers temps, la vie m’a pesé, ô combien. Pourtant, maintenant que je dois passer de l’autre côté, la vérité m’oblige à te dire que j’éprouve une inquiétude et une douleur aiguës à l’idée d’abandonner tout cela que j’ai aimé, tout cela qui fut mien, tout cela qui fut moi.

 

Page 199 : Meditare mortem, recommande Épicure : il faut penser à la mort, ceci dans le but d’en apprivoiser la venue.

 

Page 224 : Le premier service venait d’être posé sur les tables autour desquelles les convives étaient allongés. Sangliers rôtis, paons aux herbes servis sur un lit de roquette, tripes à la menthe, vulves de truies farcies aux châtaignes, poissons en sauce, champignons variés, tout ce que l’automne offre de saveurs était disposé dans des plats d’argent en quantités prodigieuses.

 

 

 

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Mon avis : Le dernier gardien d’Ellis Island – Gaëlle Josse

Publié le par Fanfan Do

Éditions Noir sur Blanc

 

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Quatrième de couverture :

New York, 3 novembre 1954. Dans cinq jours, le centre d'Ellis Island, passage obligé depuis 1892 pour les immigrants venus d'Europe, va fermer. John Mitchell, son directeur, officier du Bureau fédéral de l'immigration, resté seul dans ce lieu déserté, remonte le cours de sa vie en écrivant dans un journal les souvenirs qui le hantent : Liz, l'épouse aimée, et Nella, l'immigrante sarde porteuse d'un étrange passé.
Un moment de vérité où il fait l'expérience de ses défaillances et se sent coupable à la suite d'événements tragiques. Même s'il sait que l'homme n'est pas maître de son destin, il tente d'en saisir le sens jusqu'au vertige.
A travers ce récit résonne une histoire d'exil, de transgression, de passion amoureuse d'un homme face à ses choix les plus terribles.

 

 

Mon avis :
L'introduction de ce roman est tellement empreint de nostalgie ! Les derniers jours d'Ellis Island, puis la retraite à venir pour le directeur, le dernier gardien, dans l'appartement de Brooklyn hérité de ses parents avec tous leurs souvenirs incrustés par tant d'années qui pourtant semblent si peu importants à côté de la fermeture de ce lieux plein de l'histoire des États-Unis : "Encore neuf jours à errer dans les couloirs vides, les étages désaffectés, les escaliers désertés, les cuisines, l'infirmerie, le grand hall où depuis longtemps seuls mes pas résonnent."

Ce lieu est rempli de fantômes, de tous ces migrants arrivés là après des semaines en mer, observés, scrutés, et pour certains, marqués à la craie, d'une lettre, une unique lettre qui correspond à la partie du corps soupçonnée d'être malade. Cette marque qui leur refusera peut-être l'entrée sur cette terre de tous les possibles. Pour les autres, vingt-neuf questions, déterminantes.

Pendant quarante-cinq ans cet homme a vécu là, a vu passer quantité d'êtres humains ayant abandonné une vie pour une autre. Il est le détenteur de la mémoire de ces lieux et de ces êtres égarés, épuisés mais prêts pour la liberté, et du cimetière, terre des morts d'Ellis Island, de ceux qui ne sont pas allés plus loin.

Cet homme a eu une vie, sur cet îlot, et il nous la raconte. C'est très étrange, un peu comme ces gardiens de prison qui sont en prison eux aussi d'une certaine façon. Parallèlement il raconte le contraste énorme des joies de la vie New yorkaise, Coney Island et sa fête perpétuelle, où encore les comédies musicales où ils allaient lui et sa femme, mais aussi l'histoire du monde. Et puis quelques vies passées par Ellis Island. Il nous parle de la perte, du deuil, de la solitude, de la fatalité. L'espérance, la peur, la souffrance, ce trio chevillé au corps et à l'esprit des migrants ayant tout quitté, tributaires d'un coup de tampon des fonctionnaires de l'immigration. Pour lui, Ellis Island est une espèce de navire avec ses règles et son équipage, amarré non loin de Manhattan. Il en est le capitaine.

J'ai énormément aimé l'écriture de 
Gaëlle Josse, très poétique, qui a su si bien retranscrire cette solitude, seule compagne du gardien, et faire apparaître dans mon esprit les fantômes du passé de cet "îlot délaissé, au bord du monde", ces silhouettes d'un temps révolu, qui nous raconte en même temps une page de l'histoire des États-Unis.

 

Citations :

Page 11 : Encore neuf jours à errer dans les couloirs vides, les étages désaffectés, les escaliers désertés, les cuisines, l’infirmerie, le grand hall où depuis longtemps seuls mes pas résonnent.

 

Page 12 : J’ai parfois l’impression que l’univers entier s’est rétréci pour moi au périmètre de cette île. L’île de l’espoir et des larmes. Le lieu du miracle, broyeur et régénérateur à la fois, qui transformait le pays irlandais, le berger calabrais, l’ouvrier allemand, le rabbin polonais ou l’employé hongrois en citoyen américain après l’avoir dépouillé de sa nationalité. Il me semble qu’ils sont tous encore là, comme une foule de fantômes flottant autour de moi.

 

Page 61 : Même si depuis longtemps, pour le personnel d’Ellis, ces steamers ne représentent qu’une charge de travail, une quantité d’individus à faire circuler au plus vite entre les arcanes des procédures, je n’ai pu m’«empêcher, chaque fois, d’être saisi à la vue de ces arrivants, saisi par ces grappes humaines qui saluent leur Terre promise massées sur les ponts, et par la silencieuse majesté du bâtiment qui vient de traverser les mers ; et d’être ému à la pensée de tous les destins inconnus qu’il abrite.

 

Page 116 : Les immigrants, dans le chaudron d’Ellis, dans ces fonts baptismaux gigantesques, ressortaient sous forme de citoyens américains, libres et égaux, priés de travailler dur, de parler anglais et d’utiliser des dollars en lieu et place de lires, de zlotys ou de roubles.

 

 

 

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Mon avis : Noir négoce – Olivier Merle

Publié le par Fanfan Do

Éditions de Fallois

 

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Quatrième de couverture :

Le 17 novembre 1777, à dix-huit ans, Jean-Baptiste Clertant, frais émoulu de l’École d'hydrographie du Havre, embarque en qualité de second lieutenant sur le navire marchand l'Orion à destination de La Guadeloupe. Peu avant l'appareillage, le puissant armateur Dumoulin -- propriétaire du navire l'avertit que l'Orion effectuera un détour par l'Afrique pour se charger de bois d'ébène -. Jean- Baptiste Clertant ignore tout de ce trafic. En Afrique, puis au cours de la traversée vers les Antilles, il découvre l'horreur de l'ignoble commerce. Négrier malgré lui, pris au piège, Jean- Baptiste se désespère, jusqu'au jour ou un événement imprévu le décide à agir. Que peut-il tenter ? Jusqu'où sa révolte le conduira-t-elle ? Qui prendra le risque de l'aider ? A travers le terrifiant périple du navire négrier, Olivier Merle aborde la question de la responsabilité personnelle et de l'action individuelle qui se pose à tout individu plongé au cœur d'une tragédie humaine.

 

 

Mon avis :
1777. L'histoire nous est racontée par Jean-Baptiste Clertant né en 1759, qui, bien que fils de drapier, fut envoyé à l'École d'hydrographie du Havre afin d'entrer dans la marine marchande. Dans la naïveté de sa jeunesse il embarque sur un navire qui fait le commerce du bois d'ébène, qui n'est autre que la traite des esclaves. On lui fait croire que c'est rendre service à ces Noirs, qui sont martyrisés et même mangés par leurs semblables, que de les emmener loin de leur Afrique. Car grâce aux français, ils sont sauvés de leur condition abominable, et sont baptisés par une disposition impérative du Code noir prescrit par Louis XIV, mission voulue par Notre Sainte Mère l'église ! Eh oui !
Le cynisme à son comble.

C'est immédiatement passionnant ! On apprend beaucoup dans un premier temps sur les différentes parties d'un bateaux ainsi que sur la navigation. J'ai eu l'impression de prendre la mer sur l'Orion avec tout l'équipage, je sentais presque les embruns du large.
Jean-Baptiste Clertant, frais émoulu de son école où il a appris les toutes dernières techniques de navigation, doit user de beaucoup de diplomatie à bord pour les faire connaître et accepter par les vieux briscards de la mer, attachés à leurs vieilles méthodes, et ceci sans se faire mal voir.

Ce qu'on apprend  sur le statut des noirs au temps de l'esclavage est effarant, cruel, ignoble, indigne. Pourtant tout le début du roman est plutôt très agréable avec l'océan à perte de vue. Il y a une certaine légèreté à naviguer vers la Sénégambie et observer les rapports humains sur ce bateaux où il y a deux matelots noirs. On apprendra la raison de leur présence assez rapidement.

J'ai aussi appris beaucoup, avec consternation, sur l'histoire et la géopolitique de l'Afrique, que les Blancs ont saccagée et disloquée avec leur commerce ignoble d'êtres humains. Ils ont rompu l'équilibre qui y régnait, comme en attestent les récits de voyage de 
Ibn Battuta au XIVe siècle.

Hélas pour Jean-Baptiste, qui était un jeune homme de dix-huit ans enthousiaste et avenant, possédant une grande capacité d'émerveillement et d'empathie, la découverte de ce qu'est réellement la traite des esclaves lui laissera des failles à l'âme : "[...] il se trouve que ce sont les dernières lignes de ce journal, lequel s'interrompt ici, laissant ensuite autant de pages blanches que de jours de voyage restants. Car, par la suite, j'ai cessé d'écrire quoi que ce soit, n'en trouvant plus la force et ne sachant s'il existait des mots pour raconter ce que je voyais. Celui qui n'a jamais assisté à la manière dont s'effectue une traite négrière ne peut l'imaginer, et d'y participer, même passivement, me donna un sentiment de honte si grand que mon journal en resta muet pour toujours."

Dans ce roman on apprend comment à l'époque les marins calculaient la latitude, la longitude, la vitesse du bateau, la quantité d'eau à emporter, comment ils luttaient contre le scorbut, le rôle réel et complet du capitaine, mais aussi la façon atroce dont se faisait le commerce triangulaire ainsi que la façon dont fonctionnaient certaines sociétés africaines. C'est enrichissant et déchirant à la fois, effroyable souvent. Entre l'achat des esclaves, le "stockage" dans la cale, et la traversée, de la Sénégambie aux Caraïbes jusqu'à la vente, on touche du doigt l'abomination de ce trafic. Il y a cependant, au milieu de cette horreur, une belle histoire d'amitié, de générosité, de don de soi, un long chemin parcouru.

Cette histoire, extrêmement bien documentée, est un bout de l'histoire de l'humanité autant que le récit de quelques vies, à une époque où le monde occidental était beaucoup plus inacceptable que maintenant dans ses fondements, où certains humains, de par leur couleur de peau n'étaient pas considérés comme des humains mais comme de la marchandise. C'est cruel et totalement impitoyable et je me demande comment un pays dit civilisé et croyant à pu pratiquer cette ignominie.

 

Citations :

Page 12 : Il n’est pas de science plus ardue que celle de la navigation, qui exige les connaissances les plus solides en mathématiques, physique, astronomie et géographie. Nos marins, le plus souvent, en ignorent encore les fondements, ce qui explique les errements de routes et même, hélas, les nombreux naufrages près des côtes, quand le pilote conduit le navire sur les hauts-fonds après s’être fourvoyé dans son calcul de l’estime.

 

Page 19 : — C’est une mission noble et salvatrice que je vous propose là, monsieur Clertant, de celles dont mon entreprise s’honore et que nous faisons plus par humanité que par profit. Il faut que vous sachiez que nous arrachons ces nègres à un état de sauvagerie épouvantable, car ils sont horriblement martyrisés par leurs semblables, qui les mangent parfois.

 

Page 47 : — Vous ne fumez pas ? Commença-t-il en me jetant un regard bref.

Non, monsieur.

Vous avez tort, c’est excellent pour la santé. D’abord, c’est un remarquable relaxant, qui vous calme les nerfs à peu de frais lorsque ceux-ci s’échauffent trop en dedans. Ensuite, c’est un laxatif utile et efficace qui aide à aller quand tout est un peu bloqué au niveau des boyaux ! On ne peut que conseiller à nos matelots d’en user régulièrement.

 

Page 53 : Les yeux fixés sur l’ouverture, plongeant vers cette inquiétante semi-obscurité où s’entassaient diverses marchandises, de la pacotille donc, je songeais que, plus tard, en conclusion de l’échange commercial qui justifiait notre voyage, on pousserait là une longue et interminable file d’hommes noirs, et qu’on la pousserait quoi qu’il arrive, quoi qu’ils disent, qu’ils s’encastreraient et s’emmêleraient comme ils pourraient puisqu’on continuerait à pousser, à pousser toujours et encore, jusqu’au dernier, et qu’on refermerait ensuite l’écoutille sur cet affreux et gémissant grouillement humain, comme on referme un tombeau.

 

Page 117 : Comme le soir tombait, nous ne fîmes aucune tentative pour joindre la terre et, ayant affalé toutes les voiles, avalé au réfectoire un repas frugal, le capitaine nous enjoignit de dormir tout notre saoul. Le lendemain serait une journée longue et nécessiterait toute notre énergie. Pour ma part, je dormis mal, comme souvent quand la monotonie de la vie est brisée par l’inconnu, et que l’esprit s’enroule sur lui-même, cherchant à imaginer ce qu’il ne connaît pas et ne peut deviner.

 

Page 125 : — Eh bien ! dit le capitaine avec humeur, n’est-ce pas signifier que sans la participation des nègres eux-mêmes ce commerce n’existerait pas ?

Certes, on peut ainsi se donner bonne conscience ! Répliqua M. Launay – et je vis que le capitaine se raidissait sur son siège —, mais la réalité n’est pas aussi simple. Le corrupteur suscite toujours des corrompus, qu’ils soient Européens, Africains, Chinois ou Inuits ! Quand le pacte est conclu, le corrupteur et le corrompu vont main dans la main faire leurs petites affaires au détriment de tous ! Et croyez-moi, en Afrique, toutes ces richesses que nos navires débarquent à longueur d’année, elles ne profitent à personne, sinon à ceux-là seuls qui pillent et ravagent leur continent pour fournir toujours plus d’esclaves.

 

Page 196 : C’est une chose que j’ai apprise sur les rives du fleuve Gambie : nous ne sommes des hommes que dans la mesure où l’on nous considère tels, mais nous cessons de l’être dès lors qu’on nous regarde autrement. Et la peur qui se lisait au fond des yeux de chaque captif était une peur animale, instinctive, laquelle réduit à néant la dignité et exclut ceux qui la vivent du cercle des humains. Ainsi la boucle est bouclée, car les négriers européens trouvent dans cette attitude animale la belle preuve que les nègres sont des bêtes, tout juste bons à jouer le rôle qu’on leur destine, celui-ci relevant donc d’un ordre souverain de la nature. De la sorte, tout est à sa place dans le meilleur des mondes, sous l’œil approbateur du Créateur, et avec la caution de cette opportune malédiction de Cham.

 

Page 208 : Nous eûmes le même sourire quand, touchant enfin à l’océan, l’embouchure du fleuve s’élargit en ces proportions gigantesques, et que le grand large nous apparut, immense, infini, démesuré, à proportion de la rotondité de la Terre.

 

Page 279 : L’océan, qui avant notre départ du Havre était pour moi le symbole du grand large, de l’aventure et de l’évasion, je le voyais maintenant sous un tout autre jour, affreux et sordide, tel un vaste cimetière de nègres arrachés à leur terre natale.

 

Page 324 : — vous verrez, si ce n’était pas si triste, on en rirait de bon cœur ! L’enfant d’un Blanc et d’une Noire se nomme un mulâtre, terme que vous connaissez. L’enfant d’un Blanc et d’une mulâtresse s’appelle un quarteron. Maintenant, un Blanc et une quarteronne donne un métis, un Blanc et une métisse donne un mamelouque, le Blanc et le mamelouque nous font un petit quarteronné, un Blanc et un quarteronné donne un sang-mêlé, et ainsi d suite, à l’infini.

 

 

 

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