Mon avis : Zouleikha ouvre les yeux – Gouzel Iakhina
Traduit du russe par Maud Mabillard
Éditions Noir sur Blanc
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Quatrième de couverture :
« Yeux verts, c’est ainsi que l’appelait son père, quand elle était petite. Il y a longtemps. Zouleikha avait oublié de quelle couleur sont ses yeux. »
Nous sommes au Tatarstan, au cœur de la Russie, dans les années 30. A quinze ans, Zouleikha a été mariée à un homme bien plus âgé qu'elle. Ils ont eu quatre filles mais toutes sont mortes en bas âge. Pour son mari et sa belle-mère presque centenaire, très autoritaire, Zouleikha n'est bonne qu'à travailler. Un nouveau malheur arrive : pendant la dékoulakisation menée par Staline, le mari se fait assassiner et sa famille est expropriée. Zouleikha est déportée en Sibérie, qu'elle atteindra après un voyage en train de plusieurs mois. En chemin, elle découvre qu'elle est enceinte. Avec ses compagnons d'exil, paysans et intellectuels, chrétiens, musulmans ou athées, elle participe à l'établissement d'une colonie sur la rivière Angara, loin de toute civilisation : c'est là qu'elle donnera naissance à son fils et trouvera l'amour. Mais son éducation et ses valeurs musulmanes l'empêcheront longtemps de reconnaître cet amour, et de commencer une nouvelle vie.
"Ce roman nous va droit au cœur." Lioudmilla Oulitskaïa
"Une grande langue russe, accueillante aux misères de l'homme, et faisant germer son espoir..." Georges Nivat
Gouzel Iakhina est née en 1977 à Kazan, au Tartastan (Russie). Elle a étudié l'anglais et l'allemand à l'université de Kazan, puis a suivi une formation de scénariste dans une école de cinéma à Moscou. Son premier roman, Zouleikha ouvre les yeux, est immédiatement devenu un best-seller en Russie à sa parution en 2015 et a reçu de grands prix littéraires. Traduit dans plus de vingt langues, ce superbe portrait de femme a déjà touché des dizaines de milliers de lecteurs.
Préface de Loudmila Oulitskaïa
Postface de Georges Nivat
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Mon avis :
Années 1930 dans le Tatarstan.
Zouleikha, mariée à quinze ans, en réalité vendue à Mourtaza de 30 ans son aîné, subit jour après jour une forme d'esclavage domestique auprès de son mari et de sa belle-mère, méprisante et haineuse, qu'elle surnomme secrètement la goule et qu'on pourrait appeler en langage trivial une vieille saloperie tant elle est retorse. Chaque jour Zouleikha, bien que musulmane, accomplit des petits rituels païens qu'elle tient de sa mère, faits d'offrandes afin d'obtenir la protection des esprits, celui de la lisière, du foyer où du cimetière. Il faut croire que ça fonctionne car elle considère qu'elle a un bon mari qui ne l'a bat pas trop. Pourtant c'est pour elle une vie sans joie, entre un époux qui la méprise et abuse d'elle quand bon lui semble, et une belle-mère qui la persécute. Et puis, malheur aux femmes qui n'enfantent que des filles. Douce Zouleikha, qui, à trente ans donne l'impression d'en avoir toujours quinze tant elle est frêle et petite, mais aussi ignorante car maintenue sous tutelle. Elle a enterré ses quatre filles, à peine nées et déjà mortes. Zouleikha a bien compris que la mort gagne toujours à la fin.
Un jour les soldats rouges arrivent, tuent Mourtaza et emportent Zouleikha ainsi qu'un grand nombre de paysans en déportation. C'est la dékoulakisation, les koulaks étant considérés comme des exploiteurs par le pouvoir. Des paysans riches et plus encore des paysans pauvres, mais aussi des artistes et des scientifiques, furent déportés ou exécutés pendant la dictature de Staline. Zouleikha et tous ces déplacés avec elle, endurèrent un périple de six mois en train à travers la Russie. le froid, la faim, la mort, ne sachant pas où on les emmenait. Leur point de chute : un coin reculé de Sibérie où il n'y a rien, dans les tréfonds de la taïga, aux confins du monde, où les hivers sont abominables.
Une multitude de personnages peuplent ce roman, quelques-uns autour de Zouleikha sont réellement étonnants, voire attachants. le professeur Wolf Karlovitch, baroque et évaporé, et néanmoins extrêmement compétent dans son domaine. Isabella, étrange bourgeoise qui prend les choses avec détachement et parsème ses prises de parole de français. Gorelov, gardien des koulaks, malsain, lâche et sournois. Ignatov, sergent de l'armée rouge et commandant de ce convoi, qui ne se comprend plus lui-même.
C'est une histoire cruelle et flamboyante, celle d'un crime contre l'humanité perpétré par le régime soviétique, avec des moments de grâce, notamment à travers Zouleikha qui n'est qu'abnégation et douceur, tellement soumise, imprégnée de sa religion et tenue dans l'ignorance, et qui va s'ouvrir à la vie. Femme-enfant, ballottée comme un bouchon dans le courant de l'histoire, face à son destin qui prendra un tournant inattendu. La mort de son époux et cette déportation seront pour elle une délivrance. Cette étrange horde de relégués témoigne de l'incroyable capacité de survie de tout être vivant, de l'attachement à la vie, quelles qu'en soient les conditions. C'est aussi l'histoire d'une mère, désespérément fusionnelle et protectrice envers son enfant, le seul que son Dieu a oublié d'emporter dans la tombe, qui craint tellement qu'il se ravise.
Un souffle épique étreint l'histoire de Zouleikha et tous ses compagnons d'exil. le contexte historique très instructif est passionnant. Hormis la mort, la plus puissante des douleurs qu'on ressent à travers ces lignes, c'est la faim, qui consume chacun jusqu'à l'anéantissement des corps et des esprits. Homo homini lupus ? Non, seuls les hommes font des choses pareilles.
Un roman éprouvant et cependant lumineux, teinté de poésie, de descriptions totalement immersives qui nous font cheminer tout contre les dékoulakisés dans leur bannissement. Je l'ai infiniment aimé.
Citations :
Page 23 : La forêt claire se termine, faisant place à l’ourmane, la forêt épaisse, hérissée de broussailles et de bois mort, le repaire des animaux sauvages, des esprits des bois et de toutes sortes d’êtres malfaisants.
Page 46 : Travaille, zouleikha, travaille. Que disait maman ? « Le travail chasse le chagrin. » Oh, maman, mon chagrin n’obéit pas à tes dictons…
Page 92 : Ignatov ne comprenait pas comment on peut aimer une femme. On peut aimer des choses grandioses : la révolution, le Parti, son pays. Mais une femme ? Et comment peut-on utiliser le même mot pour exprimer son rapport à des choses d’importance si différente : comment mettre sur la même balance une quelconque bonne femme et la révolution ? C’était ridicule.
Page 135 : Elle s’était habituée à cette idée comme le bœuf s’habitue au joug, comme le cheval s’habitue à la voix de son maître. Certains n’avaient droit qu’à une toute petite pincée de vie, comme ses filles, d’autres s’en voyaient offrir une poignée, d’autres encore en recevait une quantité incroyablement généreuse, des sacs et des granges entières de vie en réserve, comme sa belle-mère. Mais la mort attendait chacun d’eux — tapie au plus profond d’eux-mêmes, ou marchant tout près d’eux, se frottant à leurs jambes comme un chat, s’accrochant à leurs habits comme la poussière, entrant dans leurs poumons comme de l’air. La mort était omniprésente — plus rusée, plus intelligente et plus puissant que la stupide vie, qui perdait toujours le combat.
Page 239 : Quand, au lieu du traditionnel examen individuel, on avait introduit le roulement de travail, Wolf Karlovitch n’avait même pas levé le sourcil. Il recevait aimablement le représentant du groupe ; celui-ci, rouge, confus, tendait à Leibe les carnets de notes, grommelant une réponse inintelligible à la question d’examen, confondait adénose avec athéisme, considérait sincèrement l’hirsutisme comme une branche peu connue du christianisme, et associait avec indignation la ménarche à la monarchie si contraire à sa conscience prolétaire. Le professeur hochait la tête en signe d’approbation, et attribuait la note « suffisant » à tous les étudiants. Le roulement de travail impliquait de mettre une note collective à tout le groupe d’étudiants après avoir soumis l’un d’eux à l’examen.
Page 264 : Elle avait cessé de penser à tout ce qui ne concernait pas son fils. Elle oubliait Mourtaza, qui était resté quelque part loin en arrière, dans sa vie précédente (elle ne se disait jamais que le nouveau-né était le fruit de sa semence), elle oubliait la Goule et ses prédictions effrayantes, elle oubliait les tombes de ses filles. Elle ne se demandait pas où la conduisait son destin, ni de quoi demain serait fait. Seul comptait aujourd’hui, cette minute : la respiration tranquille contre sa poitrine, le poids et la chaleur de son fils contre son ventre. Elle avait même cessé de penser au fait qu’un jour, la respiration faible dans l’encolure de son koulmek pouvait s’arrêter brusquement. Elle savait que si la vie de son fils s’interrompait, son cœur à elle s’arrêterait immédiatement de battre. Cette certitude la soutenait, la remplissait de force et d’une hardiesse nouvelle.
Page 396 : Elle n’avait pas honte. Tout ce qu’elle avait appris, ce qu’elle savait depuis son enfance, avait pâli, disparu. Et ce qui l’avait remplacé avait balayé la peur, comme la crue printanière balaie les feuilles mortes et les branches de l’automne.