Mon avis : Un jeu sans fin – Nathan Hill
Traduit de l’anglais (États-Unis par Serge Chauvin)
Éditions Actes Sud - « Lettres anglo-américaines »
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Quatrième de couverture :
Fille d'un ingénieur canadien collaborant avec le commandant Cousteau, Evie a douze ans lorsqu'elle attrape le virus de la plongée et décide de consacrer sa vie à l'exploration des fonds marins.
Ina, une artiste polynésienne, compose des sculptures avec des déchets plastiques qu'elle glane sur les plages. Peu à peu, une étrange créature prend forme.
Todd et Rafi, deux lycéens américains que tout oppose, cimentent une intense amitié autour du jeu de go ; l'un se perdra dans la littérature, l'autre révolutionnera l'intelligence artificielle.
Avec la virtuosité qu'on lui connaît, Richard Powers met en scène une poignée de personnages à différentes périodes de leur vie, avant de les réunir à Makatea, île du Pacifique ravagée par des décennies d'extraction minière, où se joue la prochaine grande aventure de l'humanité : la construction de villes flottantes.
Mêlant science, écologie et poésie, "Un jeu sans fin" sonde les mystères de l'océan et les potentialités infinies des nouvelles technologies pour célébrer la beauté et la résilience de la nature.
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Mon avis :
Quand la course au profit saccage la beauté ineffable de la nature...
Parce que le sous-sol de Makatea recelait du phosphate, l'île fut pillée, "Makatea avait aidé Homo sapiens à dominer la Terre. Mais dans ce processus, l'île s'était consumée."
Quatre personnages s'invitent à tour de rôle et à différentes époques dans ce roman qui chante la beauté du monde, que nous pillons sans vergogne. Ils sont tous les quatre passionnants autant que différents les uns des autres. Tous m'ont provoqué, dans un premier temps, un élan particulier ; de l'admiration pour Evie l'amoureuse des océans qui se fait sa place dans un monde d'hommes, nous communique sa passion et nous fait entrevoir la beauté des fonds marins ; de l'empathie pour Ina, l'artiste polynésienne qui n'a vécu que sur des îles avant d'aller faire ses études sur le continent ; de la tendresse pour Rafi, érudit et féru de littérature, mais qui hélas se débat dans sa peau d'homme noir qui veut battre les Blancs en étant meilleur qu'eux en tout ; de la compassion pour Todd, passionné d'informatique qui a réussi au delà de toute espérance, qui sait qu'il va bientôt mourir, condamné par une maladie atroce.
Il y a tant de lumière dans ce roman ! le ciel, les océans, les fonds marins, les plages, la faune et la flore aquatique partout et des passionnés, capables de voir le merveilleux de tout ça "Elle tourna la tête à gauche et à droite. La côte s'étendait à perte de vue, la laissant en plein centre d'un presse-papiers grand comme le globe. C'était si simple, le bonheur. Il suffisait de s'arrêter et de regarder."
Cette merveille du hasard qu'est notre planète, en voie de destruction par ces prédateurs de ressources naturelles, ces multinationales insatiables prédatrices dirigées par des aveugles qui ne méritent vraiment pas tout ça, m'ont fait ressentir beaucoup de colère. "La vie offrait tellement, la vie offrait trop, bien plus que ce que Beaulieu pourrait jamais honorer, plus que tout être vivant n'en pouvait soupçonner ou mériter."
Mais voilà, ces personnages habités, mus par des convictions, celles du beau, du vivant, m'ont mis du baume au cœur. Parce que ce roman nous parle de l'équilibre parfait de la nature, une sublime ode à l'incommensurable : "J'ai vu le mécanisme inlassable, l'insondable dessein de la Vie, et il n'aura jamais de fin."
J'ai ressenti plein d'espoirs pour l'avenir, du moins, vu des années 50, lorsque Evie, jeune femme avide de découvertes, explore les océans. C'était sans compter le pouvoir de destruction... une machine en route, inarrêtable... Et on assiste à la naissance d'internet tel qu'il a été imaginé, hélas dévoyé tel qu'on le connaît à présent.
Il y a dans ce récit, une sorte de magie, liée à l'émerveillement que l'auteur nous communique à travers l'éblouissement de ses personnages avides de connaissances. Et puis l'amitié, indestructible, celle qui commence dans l'enfance et doit durer toujours. Et l'amour, la rencontre de son âme sœur, son alter ego, le seul, l'unique. Quelle écriture envoûtante ! On saute, tels des funambules, d'une vie à l'autre en sachant qu'elles vont se rejoindre. Mais dans quel but.?.?.?
J'ai trouvé ce roman vertigineux et terrifiant par certains aspects mais aussi enchanteur. Alors que je n’étais suis pas sûre d'avoir compris la toute fin, après discussion avec d’autres lecteurs il s’est avéré que j’avais compris. C’est que c’était très subtil, et pourtant il y a des indices tout au long de l’histoire.
Citations :
Page 38 : À deux cents kilomètres au sud-ouest, une éruption de volcan vomit les îles de Moorea et de Tahiti. Le poids de ces masses terrestres brusquement apparues s’abattit comme le maillet d’un concours de force dans une fête foraine. Le fond de la mer se gonfla et souleva dans les airs l’atoll de Makatea.
Des centaines de mètres de squelettes de corail calcaire se désintégrèrent sous deux millions d’années de pluies tropicales. Mais les phosphates, eux, ne se dissolvaient pas dans l’eau. Au contraire, ils se concentrèrent en dépôts très denses, veinant cette colonne d’île rétrécie d’une substance dont les humains, à terme, finiraient par avoir besoin.
Page 56 : Elle se moquait du jugement des autres. Son léger mépris pour presque tous ses voisins humains en faisait la personne la plus discrète des Tuamotu. Tant que ses chers oiseaux chanteurs se portaient bien, tous les plus gros bipèdes pouvaient bien crever dans l’enfer qu’ils s’étaient créé.
Page 85 : « Votre fils a besoin de lunettes, dit Mlle Rapp à sa mère.
— Qu’est-ce que vous racontez ? Il y voit parfaitement. »
Mlle Rapp inclina la tête, et la mère de Rafi se reprit.
« Pourquoi il ne m’a pas dit qu’il n’y voyait rien ?
— Qu’est-ce qu’il en savait ? Il n’a que ces yeux-là ! »
Page 102 : Il s’exprimait comme s’il avait soif de parler mais qu’il n’était pas sûr d’en avoir le droit. Un panache de magnifiques intuitions improvisées émanaient de lui, après quoi il se repliait sur son pupitre en essayant de se rendre invisible. Il écorchait certains mots — mais uniquement des mots érudits et précieux. Ce qui signifiait qu’il avait passé des années à lire sans avoir l’occasion d’en discuter avec les profs. Ce mec s’était frayé tout seul un chemin jusqu’ici.
Page 117 : C’était si simple, le bonheur. Il suffisait de s’arrêter et de regarder.
Page 128 : Ils embarquèrent donc, trente-huit au total, pour l’endroit le plus sauvage de la planète. Pendant six mois, des Philippines à la Malaisie puis à la Nouvelle-Guinée, le vaisseau scientifique Ione sillonna cinq millions de kilomètres carrés d’océan, longeant la plus mangrove du monde et flottant au dessus d’un tiers des poissons de la planète et de trois quarts de ses récifs coralliens en devenir.
Page 136 : « Quatre-vingt-dix pour cent de la biosphère se trouve sous l’eau !
— Non, quatre-vingt-dix-neuf ! »
Aucun humain ne savait vraiment à quoi ressemblait la vie sur Terre. Comment l’auraient-ils pu ? Les humains vivaient sur la terre ferme, au royaume marginal des mutants égarés. Toutes les forêts, les savanes, les marais, les déserts, les prairies de tous les continents n’étaient que des post-scriptum, des annexes de la grande scène de la planète.
Page 210 : On allait à des conférences et on en ressortait mieux instruits de l’ampleur de notre vaste ignorance.
Page 288 : Nous autres humains sommes conçus pour rivaliser, pour cracher notre avis, pour rechercher le prestige et le flouze, pour regarder grandir notre fortune et notre cote, pour impressionner nos amis et terrasser nos ennemis. Ou peut-être simplement pour jouer.
Page 308 : Existait-il nation plus terriblement démocratique que ces quatre-vingt-deux insulaires, sur leur caillou grand comme une chiure d’oiseau ?
Page 310 : Manutahi Roa, magnat de l’énergie sur l’île et consultant technique tous azimuts, installa l’équipement électronique dans la maison du peuple pendant que tout le monde était à l’église. Il se définissait comme un communiste démocrate, au dédain inflexible quoique respectueux pour l’opium du peuple. Cet athéisme lui libérait ses dimanches matins et ajoutait quatre heures hebdomadaires à son temps disponible, ce qui le rendait, selon sa propre estimation, près de neuf pour cent plus productif que s’il avait été encombré par la foi.
Page 329 : Une idée m’apparut : les gens dans mon domaine parlaient toujours de « l’équivalence humaine » comme l’étalon-or pour mesurer l’intelligence d’une machine. Mais les humains les plus intelligents au monde cédaient leurs données gratis sans prendre la peine de lire le contrat. Les données, c’était la vie. Il y avait peu de choses au monde plus précieuses. Si céder ses données était le critère d’humanité, alors créer une intelligence artificielle généralisée allait peut-être se révéler plus facile qu’on ne le croyait.
Page 335 : L’ère des humains touchait à sa fin. On avait déjà passé l’an un de l’ère des machines intelligentes. Une nouvelle forme de vie était apparue qui allait prendre nos emplois, diriger notre économie, faire des découvertes à notre place, être notre amie et arranger nos sociétés à son idée. Et cette ère avait démarré en un clin d’œil, après la plus brève des enfances.
Page 377 : Elle avait vu s’étioler les zones si poissonneuses au large de Terre-Neuve, assisté à la disparition des crabes des neiges en mer de Béring, observé des chaluts étirés sur des kilomètres déracinant en un après-midi des cités de corail qui avaient mis dix mille ans à pousser, constaté que toutes les mers du monde s’acidifiaient, que la plupart des récifs blanchissaient, et que l’exploitation minière des nodules de manganèse allait arracher le cœur des fonds marins. Elle avait vécu assez longtemps pour voir des détritus dans la fosses des Mariannes, les lieux les plus reculés transformés en clubs de vacances, le Gulf Stream dévier de son cours, et la couche photique trop chaude bloquer les nutriments dans les couches inférieures, faute de pouvoir les brasser. Les neuf dixièmes des grandes formes de vie avaient disparu, et le reste était contaminé par les métaux lourds. La plus grande part de la planète était exsangue, avant même qu’on ait pu l’explorer.