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Mon avis : Texaco – Patrick Chamoiseau

Publié le par Fanfan Do

Éditions Gallimard - Folio

 

Mon avis sur Insta c'est ici

 

Quatrième de couverture :

«Une vieille femme câpresse, très grande, très maigre, avec un visage grave, solennel, et des yeux immobiles. Je n'avais jamais perçu autant d'autorité profonde irradier de quelqu'un... Elle mélangeait le créole et le français, le mot vulgaire, le mot précieux, le mot oublié, le mot nouveau...» Et c'est ainsi que Marie-Sophie Laborieux raconte à l'auteur plus de cent cinquante ans d'histoire, d'épopée de la Martinique, depuis les sombres plantations esclavagistes jusqu'au drame contemporain de la conquête des villes.
D'abord, les amours d'Esternome, le «nègre-chien» affranchi, avec la volage Ninon qui périt grillée dans l'explosion de la Montagne Pelée, puis avec Idoménée l'aveugle aux larmes de lumière, qui sera la mère de Marie-Sophie. Dans les temps modernes, Marie-So erre d'un maître à l'autre, au gré de mille et un «djobs» qui l'initient à l'implacable univers urbain. Ses amours sont sans lendemain. Devenue l'âme du quartier Texaco, elle mène la révolte contre les mulâtres de la ville, contre les békés qui veulent s'approprier les terres, contre les programmes de développement qui font le temps-béton.
Patrick Chamoiseau a sans doute écrit, avec Texaco, le grand livre de l'espérance et de l'amertume du peuple antillais, depuis l'horreur des chaînes jusqu'au mensonge de la politique de développement moderne. Il brosse les scènes de la vie quotidienne, les moments historiques, les fables créoles, les poèmes incantatoires, les rêves, les récits satiriques. Monde en ébullition où la souffrance et la joie semblent naître au même instant.


 

 

Mon avis :
150 ans d'histoire de la Martinique racontée à 
Patrick Chamoiseau par Marie-Sophie Laborieux, descendante d'esclaves, fille d'Idoménée la mulâtresse, et d'Esternome Laborieux, esclave affranchi.

Texaco, quartier insalubre qui tient son nom d'une compagnie pétrolière qui a déserté les lieux depuis longtemps. Patrick Chamoiseau nous entraîne dans ce récit avec ce langage très imagé, plein de termes créoles de la Martinique. le dépaysement est là et il faut s'accrocher : "Un jour (je le suppose car nul n'a milané) il lui fit naître du doigt quinze frissons sur la nuque, puis une charge de douceries au mitan plein du ventre (mieux que celles d'un cul de pipe sucé en fin de soleil à l'écoute des crikettes)." Eh ben ça, je n'avais pas compris de quoi il s'agissait? MDR, tant le vocabulaire m'a échappé.
"Ce que mon Esternome entendait par Mentô, j'eus mauvais coeur à l'admettre. Il m'est toujours difficile d'imaginer la Force esclave sur une bitation ;"
Voilà donc le langage étrange auquel il a fallu que je m'habitue.
La langue est belle, mais le texte est difficile et j'ai rarement lu un livre aussi lentement. Ça a été pour moi comme de découvrir un idiome nouveau. Je l'ai néanmoins trouvé très imagé et incroyablement poétique quand il est question de désir charnel.

Békés, békés rouges, blancs-france, mulatres, nèg-de-terre, nèg-d'En-ville, nègres libres, nègres-marrons, nègres-kongo et tant d'autres encore… tous ceux qui vivent sur cette terre de Martinique appartiennent à des catégories différentes et nombreuses avec une sorte de mépris pour celles auxquelles ils n'appartiennent pas.

Alors j'ai mis environ 150 pages à m'habituer au parler de là-bas, mais même à partir de là, j'ai bien ramé pour ne pas perdre le fil. C'est très intéressant d'un point de vue historique et cette poésie à fleur de lignes, appuyée par le créole, est totalement enchanteresse. C'est beau et douloureux. La vie de douleur des martiniquais est racontée avec énormément de grâce et de gravité.
"Il me raconta tout, plusieurs fois, en créole, en français, en silences."
C'est aussi extrêmement révoltant, mais ça hélas, c'est le destin de l'humanité de devoir faire face à beaucoup trop d'injustices.

Les passages qui parlent des livres et de littérature, je les ai trouvés envoûtants, ils font tant de bien !
Et puis il y a des moments très drôles…


Texaco est un roman qui se mérite. Il faut s'accrocher pendant toute la première partie, en tout cas me concernant, mais ensuite j'ai trouvé que ça en valait la peine.
C'est intéressant et instructif de bout en bout, même si l'intérêt, dans mon cas, a souvent suivi une courbe sinusoïdale.
Ce que j'en retiendrai ? La beauté de ce qui est dit, la façon de le dire, plus tout ce que j'ai appris sur la Martinique et que trop souvent les femmes ont une croix bien lourde à porter.

 

Citations :

Page 32 : Ti-Cirique avait déclaré un jour qu’au vu du Larousse illustré, nous étions – en français – une communauté.

 

Page 112 : Husson disait aussi (et c’était dans les rues de Saint-Pierre, dans les hôtels, dans les cellules de l’orphelinat, les vérandas d’habitation, les bureaux sombres des négociants et les milliers de boutiques, un vent soufflant d’hystérie larmoyante) que la liberté des esclaves était décrétée de manière implicite ; que chacun, universellement, hormis l’engeance des femmes, pourrait toucher aux joies des votes électoraux.

 

Page 115 : Lui n’avait qu’une idée, la tenir, la purger, éplucher son corps, dégrapper ses poils, lui téter la langue et tenter de disparaître en elle comme un pêcheur de l’Anse Azérot dans le loup tourbillonnant d’une passe vers miquelon. Il vécut la nuit avec elle selon les lois de ses envies et le programme de son cœur amarré. Il la quitta bien avant l’appel d’un commandeur qui maniait le lambi comme on touche une trompette.

 

Page 137 : On avait retrouvé ma grand-mère aux côtés de la Dame. Morte mais sans aucune blessure. Son cœur simplement décroché de la vie était tombé plus bas, plus loin que ses paupières, bien au-delà des fonds profonds de nos destins.

 

Page 199 : Il perçut des hurlements que des morts n’avaient pas pu pousser, restés blottis en quelque part, et que sa propre douleur déclenchait brusquement.

 

Page 215 : Vieillesse, Marie-Sophie, est comme une lente surprise.

 

Page 242 : La guerre (dont je n’ai nul souvenir) fut départ-en-fanfare et retour-queue-coupée. On partit en chantant, on revint pieds gelés. On partit en riant, on revint sans poumons, gangrené par les gaz. On partit cœur vaillant, on revint lapidé par des bouts de shrapnel. On partit acclamé, on revint sur des quais désertiques, solitaire à boiter vers le silence de sa maison.

 

Page 249 : Pour l’instant, câpresse de boue, je considérais cette merveille : un nègre noir transfiguré mulâtre, transcendé jusqu’au blanc par l’incroyable pouvoir de la belle langue de France.

 

Page 251 : Il me raconta tout, plusieurs fois, en créole, en français, en silences.

 

Page 282 : Bientôt, il fut impossible de voir le monsieur Albéric, même quand Adélina, Sophélise et Thérésa-Marie-Rose y allèrent en personne et qu’elles pièterent devant les entrepôtd où de gros-nègres, les empêchant d’entrer, supportaient stoïquement mes injuriées sur leur manman.

 

Page 307 : Que de misères de femmes derrière les persiennes closes… et même, jusqu’au jour d’aujourd’hui, que de solitudes rêches autour d’un sang qui coule avec un peu de vie… Ô cette mort affrontée au cœur même de sa chair… que de misères de femmes…

 

Page 344 : Je ne sais pas d’où provenait son goût pour le partir, mais ce ne fut pas le seul bougre de Quartier que je rencontrai élu par cette envie – cette envie, cette envie de tout voir, d’éprouver l’impossible, de se sentir disséminé dans l’infini du monde, dans plusieurs langues, dans plusieurs peaux, dans plusieurs yeux, dans la Terre reliée.

 

Page 386 : La seconde fut Sérénus Léoza, une bonne personne, grosse comme une bombe, porteuse de cinq enfants et d’une viande à moitié inutile qui lui figurait l’homme.

 

Page, 396 : Nous échangeâmes durant un temps sans temps, des millions d’injuriades. Il me criait Bôbô, Kannaille, La-peau-sale, Chienne-dalot, Vagabonne, Coucoune-santi-fré, fourmis-cimetière, Bourrique, Femme-folle, Prêl-zombi, Solsouris, Calamité publique, Manawa, Capital-cochonnerie, Biberon de chaude-pisse, Crasse-dalot-sans-balai (il ignorait l’inaltérable barrière qu’instituait mon nom secret)… Moi, je le criais Mabouya-sans-soleil, Chemise-de-nuit mouillée, Isalope-sans-église, Cocosale, Patate-blême-six-semaines, La-peau-manioc-gragé, Alaba, Sauce-mapian, Ti-bouton-agaçant, Agoulou-grand-fale, Alabébétoum, Enfant-de-la-patrie, La crasse-farine… J’en avais autant sur sa manman, avec des dos-bol, des languettes, des patates, des siguines-siguines, des fils téléphone, des kounias, sur son espèce, sur son engeance et sur sa qualité.

 

Page 416 : Comment chercher Michel Eyquiem seigneur de Montaigne dans les halliers du Périgord ? Où rencontrer William Faulkner dans les plantées du sud, madame Marie-Sophie ? Hélas, la France réelle n’est ni Marcel Proust ni Paul Claudel, c’en est la gangue obscure. Et, excusez-moi : Aimé Césaire n’est pas la Martinique… Et pire : lumière et ombre s’entremêlent dans les corps, ainsi Louis-Ferdinand Céline une crapule lumineuse, Hemingway une furie alcoolique, Miller une névrose sexuelle, Pessoa une diffraction psychotique, Rimbaud nègre mais colonialiste dans ses lettres africaines, et… Certains jours, il me parlait des poètes dont la puissance pouvait briser la pierre.

 

Page 419 : De Gaulle lui-même, qui dans notre tête s’était taillé une place de nègre marron.

 

Page 441 : Les juges le voyaient arriver avec inquiétude et disparaissaient dans leur fauteuil qund (ayant épuisé les arcanes juridiques) notre avocatiste invoquait le code suprême des Droits de l’Homme, et les accablait de ses fureurs contre le colonialisme, l’esclavage, l’exploitation de l’homme par l’homme, dénonçait les génocides amérindiens, les complicités bienveillantes dont bénéficiait le Ku Klux Klan, la tuerie de Madagascar, les milliers de morts du chemin de fer du Congo-Océan, les saloperies indochinoises, les tortures algériennes, les tirs de leurs gendarmes dans les grèves agricoles, les frappant à coup de Marx, les effrayant avec Freud, citant Césaire, Damas, Rimbaud, Baudelaire et d’autres poètes que seul Ti-Cirique pouvait identifier.

 

 

 

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