Mon avis : Le cercueil de Job – Lance Weller
Traduit par François Happe
Éditions Gallmeister - Totem
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Quatrième de couverture :
Alors que la Guerre de Sécession fait rage, Bell Hood, jeune esclave noire en fuite, espère gagner le Nord en s’orientant grâce aux étoiles. Le périple vers la liberté est dangereux, entre chasseurs d’esclaves, combattants des deux armées et autres fugitifs affamés qui croisent sa route. Jeremiah Hoke, quant à lui, participe à l’horrible bataille de Shiloh dans les rangs confédérés, plus par hasard que par conviction. Il en sort mutilé et entame un parcours d’errance, à la recherche d’une improbable rédemption pour les crimes dont il a été le témoin. Deux destinées qui se révèlent liées par un drame originel commun, emblématique d’une Amérique en tumulte.
Mon avis :
Mars 1864.
Dexter et Bell Hood, deux esclaves en fuite pendant la guerre de sécession. Bell Hood a été marquée au fer rouge sur le visage lorsqu'elle était toute petite, pour punir son père qui était un fugitif récidiviste.
Alors qu'elle est pleine de l'envie de marcher la tête haute et de ne plus jamais courber l'échine, Dexter vit dans sa peur de l'homme blanc, instillée en lui depuis son premier jour, et ploie constamment sous le poids de sa couardise. Puis apparaît June, esclave en fuite comme eux.
Au contact de ces trois personnages on découvre peu à peu l'horreur qu'ils ont subi de la part de l'homme blanc.
On ignore l'âge de Bell Hood mais on se rend compte rapidement qu'elle est beaucoup plus mûre que les seize ans qu'elle prétend avoir.
Son repère pour atteindre la liberté est le cercueil de Job, un groupe d'étoiles sur la sphère céleste.
Avril 1862.
Jeremiah Hoke, fait d'une enfance douloureuse, de souvenirs amers et de remords obsédants, soldat sudiste, juste avant, pendant et après la bataille de Shiloh, cette immonde boucherie au cours de laquelle il restera mutilé.
On comprend que les routes de Bell Hood et de Jeremiah Hoke vont converger et se télescoper, qu'ils sont destinés à se trouver.
Avant cela, d'autres personnages traversent ce roman, tous avec un passé terrible, martyrisés, une vie de douleur dans leur sillage, le cœur plein de cicatrices, la tête emplie de cauchemars. On lit avec effroi le pouvoir de nuisance de beaucoup d'êtres humains.
L'auteur alterne les chapitres entre les protagonistes et les années 1864 et 1862 pendant lesquelles on découvre ce qu'ont été leurs vies, jusqu'à arriver tout doucement au point de rencontre. C'est une histoire qui se passe en deux temps, et personnellement j'adore ça.
Tout le long, ce récit pose la question du respect et du droit qu'on s'est inventé pour légitimer l'asservissement d'une partie de l'humanité. En quoi l'esclavage est-il pertinent et digne, comment des gens qui se revendiquent croyants peuvent-ils perpétrer une abomination pareille !?... Ce sont les questions en filigrane de ce roman, mais il y a bien d'autres sujets, notamment l'absurdité de la guerre, le désir de rédemption, le prix à payer pour ses lâchetés, le poids des remords. Il y a pourtant de l'espérance. Malgré la noirceur ambiante, il y a de la bienveillance parfois qui vient mettre un peu de baume au cœur. Cependant, Lance Weller pousse le réalisme jusqu'à évoquer les bruits et les odeurs infectes de crasse et de matières organiques émanant de tous les orifices, y compris pendant l'agonie, on s'y croirait. C'est répugnant mais tellement immersif.
La construction de l'Amérique, thème de prédilection de Lance Weller, avec tout ce qu'elle a entraîné de désolation et de cruautés nous est racontée une nouvelle fois avec son immense talent. Il nous communique la douleur des personnages ainsi que cet effarant sentiment d'horreur et de malheur qui accompagnaient le commun des mortels en ces temps difficiles. Et toujours avec une écriture qui confine au sublime. J'ai pourtant un peu moins aimé que ses deux précédents romans, comme s'il m'avait manqué un petit quelque chose pour m'attraper totalement par le cœur. Alors qu'il y a tant de vrais beaux personnages.
Citations :
Page 17 : Ils avaient marqué les joues de Bell au fer rouge parce que son père avait essayé de s’enfuir. Plus d’une fois, il avait essayé de s’enfuir. C’était ainsi que cela avait commencé. Le fer rouge avait été le début d’un parcours dont le terme avait été la corde au bout de laquelle le père de Bell avait été pendu.
Page 65 : Dexter l’examina à nouveau : ses hanches, ses mains et ce visage à l’air totalement innocent qui aurait dû être dépouillé depuis bien longtemps de cette candeur qui luisait pourtant toujours dans ses yeux, comme un faisceau lumineux provenant d’un monde meilleur qu’il pouvait peut-être espérer atteindre un jour.
Page 73 : Mais la pluie s’était calmée et on voyait qu’un temps plus clément s’annonçait, que l’air allait se réchauffer et que tout allait bien, à présent, parce qu’à en croire ce que disaient la plupart d’entre eux, c’était le jour où la guerre allait prendre fin — une fin déterminée à l’avance. Peut-être ce matin même, une fois qu’ils auraient repoussé Grant et l’armée de l’Union dans la Tennessee River. Le seul ennui, en fait, c’était que tout serait terminé avant même que leur brigade ait été lancée dans la bataille — c’était du moins ce que la plupart d’entre eux clamaient haut et fort. Vrai ou non, Hoke s’en fichait parce qu’il savait d’expérience qu’une chose aussi insignifiante qu’un carnage ne mettait jamais fin à rien.
Page 94 : Ce n’est pas vrai et tu le sais. On le sait tous. C’est pour ça qu’on se retrouve dans ce pétrin. Parce qu’on sait que personne n’appartient à une espèce différente des autres. On le sait, mais on préfère verser notre sang plutôt qu’affronter l’énormité de nos péchés.
Page 112 : Les deux jours que dura la bataille de Shiloh, ainsi que Hoke l’apprit par la suite, furent terribles pour les officiers. Terribles pour les soldats aussi. Et plus terrible encore pour les chevaux.
Page 250 : — Ce sont des êtres humains que vous avez enchaînés, dit Liddell de cette voix profonde qui ne paraissait pas cadrer avec sa personne. Et vous les conduisez vers une vie de malheur. Vous ne pouvez pas ne pas le voir.
Page 349 : Ils se mirent en route, passant au milieu de guirlandes de corps toujours étendus dans les champs. Ils passèrent devant des rangées de cadavres alignés le long d’ornières creusées par les chariots. Il était difficile de distinguer les combattants de l’Union de ceux de la Sécession, parce qu’ils étaient tous autant morts les uns que les autres, et tous autant couverts de boue, de sang et d’un calme transcendant. Il y avait des mouches partout. Des cochons, échappés de quelque fermes, fouissaient le sol avec enthousiasme ; des détachements de soldats affectés au ramassage des corps, éparpillés dans les collines, tiraient sur eux, pour se distraire autant que par zèle, et le silence était ponctué des couinements des cochons agonisants et de ce bruit d’abattoir — un choc mou suivi d’un sifflement — que faisaient les balles frappant les morts et libérant brusquement leurs gaz corporels.