Mon avis : L’oubli que nous serons – Héctor Abad
Éditions Gallimard
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Quatrième de couverture :
«Il est très difficile d'essayer de synthétiser ce qu'est L'oubli que nous serons sans trahir ce livre, parce que, comme tous les chefs-d'œuvre, il est plusieurs choses à la fois. Dire qu'il s'agit d'une mémoire déchirée sur la famille et le père de l'auteur - qui fut assassiné par un tueur - est certain, mais cela reste limité et infime, car ce livre est, aussi, une saisissante immersion dans l'enfer de la violence politique colombienne, dans la vie et l'âme de la ville de Medellín, dans les rites, les petites choses de la vie, l'intimité et la grandeur d'une famille, ainsi qu'un témoignage délicat et subtil d'amour filial, une histoire vraie transfigurée par son écriture et sa construction en une superbe fiction, et l'un des plaidoyers les plus éloquents jamais écrits contre la terreur comme instrument d'action politique.» Mario Vargas Llosa.
Héctor Abad est né à Medellin (Colombie) en 1958. Journaliste, romancier, traducteur de nombreux auteurs italiens (Gesualdo Bufalino, ltalo Calvino, Leonardo Sciascia), il a fait des études de médecine (à Medellin) et de lettres modernes (à Turin). L'assassinat de son père en 1987 le contraint à vivre en exil pendant plusieurs années. Son oeuvre romanesque, couronnée de nombreux prix littéraires et traduite dans plusieurs langues, est considérée comme l'une des plus importantes de la littérature colombienne contemporaine.
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Pourquoi j’ai voulu lire ce livre :
J’ai acheté ce livre pour ma fille qui devait le lire dans le cadre de son DUT Métiers du livre, et j’ai décidé de le lire aussi.
Mon avis :
Seul garçon au milieu de cinq sœurs plus une tante, une grand-mère, une mère, des bonnes et une bonne sœur, l'auteur n'a eu que son père vénéré comme présence masculine dès son entrée dans la vie et on se dit que ça l'a construit et influé sur sa personnalité ouverte, généreuse et intelligente, d'autant que son père était un idéaliste, humaniste, altruiste donc, et bien sûr bon et bienveillant.
Tout en nous racontant son père, médecin, homme engagé contre la misère et l'injustice, Héctor Abad dit beaucoup sur la nature humaine dans son ensemble. Il dresse un panorama de la Colombie des années 60 à 80 et la violence extrême qui y régnait et en fit un temps le pays le plus violent du monde avec entre autre ses escadrons de la mort, ainsi qu'un portrait de sa famille qui est tout sauf ordinaire. C'est foisonnant de personnages tous plus étonnants les uns que les autres. Un père "libéral idéologique, mais conservateur dans la vieille conception patriarcal du mariage", une mère féministe avant la lettre, une famille maternelle très religieuse dans laquelle on trouve deux curés rebelles et un autre extrêmement réactionnaire, sans oublier un archevêque et toutes sortes d'autres représentants de L'Église, et le côté paternel assez peu conventionnel.
J'ai adoré la vision narquoise de la bigoterie ambiante de cette époque dans cet endroit du monde que nous offre l'auteur - la réflexion contre l'aveuglement, l'ouverture d'esprit contre l'intolérance - tout cela observé avec humour.
L'auteur fait presque la description d'un père parfait. Presque !.. Heureusement l'homme a quelques défauts…
Ce livre est tout simplement passionnant, instructif et plein d'amour. Malgré quelques longueurs à mon goût, il offre de grands moments d'émotions et une édifiante page d'histoire de la Colombie.
Ce récit est un cri d'amour et un magnifique hommage rendu à un père adoré, mort assassiné parce qu'il était un homme bon et engagé contre l'injustice et la corruption.
Citations :
Page 17 : L’enfant, moi, aimait le monsieur, son père, par dessus tout. Il l’aimait plus que Dieu. Un jour j’ai dû choisir entre Dieu et mon père, et j’ai choisi mon père.
Page 21 : Maman disait toujours « mes filles » parce que les filles étaient plus nombreuses et cette règle grammaticale qui veut qu’un homme entre mille femmes ramène tout au genre masculin ne comptait pas pour elle.
Page 28 : De surcroît, avec cette stupéfiante habileté linguistique qu’ont les femmes, mes sœurs ne me laissaient jamais parler. Dès que j’ouvrais la bouche pour tenter de dire un mot, elles l’avaient déjà dit, elles, plus long et bien mieux, avec plus de grâce et d’intelligence.
Page 44 : Mon grand-père disait parfois à mon propos : « Cet enfant, il faut l’élever à la dure. » Mais mon père lui répondait : «La vie est là pour ça, qui cogne durement sur tous ; pour souffrir, la vie est plus que suffisante, et je ne l’aiderai pas. »
Page 60 : Il disait qu’il suffisait d’eau potable et de lait pour sauver plus de vies que la médecine curative individuelle, la seule que voulaient pratiquer la plupart de ses collègues, en partie pour faire de l’argent, en partie pour accroître leur prestige de magiciens de la tribu.
Page 94 : Comme en une lutte sourde dont mon âme était l’enjeu, je passais des ténébreuses cavernes théologiques matutinales aux projecteurs illuministes vespéraux. À cet âge où se forment les croyances les plus solides, celles qui nous accompagneront probablement jusqu’à la tombe, je vivais fouetté par une bourrasque contradictoire, bien que mon véritable héros, secrètement victorieux, soit ce nocturne chevalier solitaire qui, avec une patience de professeur et un amour de père, m’éclairait toute chose par la lumière de son intelligence, à l’abri de l’obscurité.
Page 95 : Pour moi, c’était un soulagement de cesser de croire aux esprits, aux âmes en peine et aux fantômes, de ne pas avoir peur du Diable, ni d’éprouver la crainte de Dieu, et d’aspirer plutôt à me protéger des bactéries et des voleurs, que l’on pouvait au moins affronter avec le bâton ou avec une piqûre, et non pas avec le vent des prières.
Page 113 : En définitive, en matière de religion, croire ou ne pas croire n’est pas seulement une décision rationnelle. La foi ou le manque de foi ne dépend pas de notre volonté, ni d’aucune grâce mystérieuse reçue d’en haut, mais d’un apprentissage précoce, dans l’un ou l’autre sens, qu’il est presque impossible de désapprendre.
Page 151 : Au bout d’une heure ou deux de mystérieuse alchimie (la bibliothèque était sa chambre des transformations), ce père qui avait rappliqué l’air renfrogné, le visage gris et sombre, ressortait radieux, heureux. La lecture et la musique classique lui rendaient sa joie, ses éclats de rire et son envie de nous embrasser et de parler.
Page 191 : Il est des moments dans la vie où la tristesse se concentre, comme l’on extrait l’essence d’une fleur pour en faire un parfum. Ainsi parfois dans notre existence la souffrance se décante jusqu’à devenir dévastatrice, insupportable.
Page 241 : Le plus nocif pour la santé des hommes ici, ce n’était pas la faim, ni la diarrhée ou la malaria, ni les virus ou les bactéries, ni le cancer ou les maladies respiratoires et cardiovasculaires. Le pire agent de nuisance, celui qui occasionnait le plus de morts parmi les citoyens du pays, c’étaient les autres êtres humains.
Page 272 : Maintenant âgé, en possession de ses sens et entouré des êtres chers. C’est la seule mort que nous acceptons tranquillement et dans la consolation de la mémoire. Presque toutes les autres morts sont odieuses, et la plus inacceptable et absurde est la mort d’un enfant ou d’une personne jeune, ou la mort causée par la violence assassine d’un autre être humain.
Page 286 : En cet instant je ne peux pas pleurer. J’éprouve une tristesse sèche, sans larmes. Une tristesse totale, mais hébétée, incrédule. Maintenant que je l’écris, je suis capable de pleurer, mais à cet instant j’étais envahi par une sensation de stupeur. Un étonnement presque serein devant l’énormité de la méchanceté, une rage sans rage, un pleur sans larmes, une douleur intérieure qui ne semble pas émue mais paralysée, une quiète inquiétude.